• L’enfant de la neige

     

    L’enfant de la neige

    Il était une fois un vieil homme fourbu dans un village pauvre. Devant sa maison au toit lourd, le vent, la neige, la montagne. Plus un grain de maïs, plus un sou dans les poches, plus rien dans le garde-manger, que des restes de pain rassis, mais il ne s'en souciait guère, il n'espérait pas le printemps. Il était résigné à s'en aller sans bruit avant les primevères au royaume des nuits sans rêves. Or, un jour qu'il « faisait du bois », comme on dit chez les vieilles gens, dans la forêt déshabillée qui escaladait la colline, voilà qu'il rencontra quelqu'un. Un enfant. Huit, dix ans peut-être, maigre comme une branche oubliée de son arbre, vêtu de trous, chaussé de rien, et les yeux tout à coup contemplant un miracle quand il vit se pencher sur lui ce grand-père aux sourcils froncés.

    - Que fais-tu là? Tu es perdu ? lui demanda le vieux, perplexe.

    L'enfant grelottait tant qu'il ne put lui répondre.

    - Et d'où viens-tu, pauvre petit?

    L'autre, d'un geste, désigna l'au-delà des nuages bas.

    - Je vois, marmonna le vieil homme. Sacré bon sang, ça fait bien loin. Et tes parents, dis-moi, où sont-ils, tes parents?

    L'enfant se tut, baissa le front. Une colère de bon cœur échauffa soudain le vieil homme. Il maudit Dieu qui, sans pitié, abandonnait ses créatures aux famines, aux guerres sans fin, aux errances désespérées, puis (que pouvait- il faire d'autre ?) il prit le petit par la main, le mena jusqu'à sa maison, ranima, dans sa cheminée, les trois bûches qui somnolaient, couvrit le dos du rescapé de son unique couverture et lui offrit un bol de tisane d'anis, «Et maintenant, se dit le vieux, va falloir le ravigoter.» Il observa le maigrichon qui chauffait ses mains à son bol et soufflait sur l'eau parfumée qui lui embrumait la figure.

    - Tu comprends le français? demanda le vieil homme.

    L'enfant lui répondit:

    - J'ai faim.

    - Moi aussi, dit le vieux. Je vais aller fouiner sous les arbres du bois, j'y trouverai peut être un ou deux oiseaux morts. Je ne crois pas en Dieu, mais il ne m'en veut pas, par fois il vient quand même à l'aide. S'il veut, ce soir, nous dînerons. S'il ne veut pas, eh bien tant pis, nous grignoterons des histoires.

    Le vieil homme sortit et revint la nuit avec une alouette maigre. Mais dès le lendemain, l'hiver se fit terrible. Le vieux eut beau cherche quelque chose à rôtir, il n'eut bientôt plus que des contes pour nourrir le petit trouvé. Il ne pouvait perdre courage. Qu'il meure, lui, peu importait. « Mais le gamin! se disait-il. Mourir de misère, à son âge, cela devrait être interdit! » Alors il rassemblait ses forces, il jouait le vieux sans souci. Il disait:

    - Assieds-toi. Écoute.

    Le petit se pelotonnait devant le feu, contre le grand-père et regardait les flammes hautes tandis que les mots s'égrenaient.

    - C'était à Bethléem, à l'aube de ce jour qui changea les couleurs du monde. Tout au long de la nuit, les rois mages d'abord, puis les bergers au dos courbé, le chapeau contre la poitrine, avaient défilé dans l'étable pour contempler de près le miracle accompli, l'enfant paisible dans la paille, l'improbable Sauveur plus démuni qu'eux- mêmes. Tous avaient déposé alentour du berceau quelques cadeaux de bienvenue, des babioles, des presque rien. Ils étaient, mon garçon, aussi pauvres que toi. Ils s'en étaient tous retournés à leurs travaux, à leurs chemins. « Enfin, se dit maman Marie dans l'étable à nouveau déserte, le petit va pouvoir dormir.» Mais comme

    elle soupirait, contente, voilà que le portail grinça. Une vieille apparut dans l'ombre et s'avança. Marie ne put voir son visage, un capuchon le lui cachait. Elle leva le front, soudain en alerte. Et si c'était (que Dieu nous garde!) une de ces fées maléfiques qui viennent parfois se pencher sur les enfants miraculeux? L’âne et le bœuf, pourtant, la regardaient venir sans marquer la moindre surprise, comme s'ils ne connaissaient qu'elle depuis des temps immémoriaux. La vieille se pencha au bord du lit de paille. Jésus ne dormait pas et ses yeux grands ouverts contemplèrent le vieux visage où brillait un regard semblable à celui de l'enfant nouveau. Même tranquillité, même bonheur secret, même espérance simple. Ils se regardèrent un moment, puis la vieille plongea sa main dans ses haillons et parut chercher quelque chose qu'elle mit bien du temps à trouver. Entre ses doigts noueux enfin apparut un objet ombreux. Elle le tendit au tout petit. Après les trésors des Rois mages et les modestes offrandes des bergers, quel était ce nouveau cadeau? Était-il au moins sans danger ? Et s'il était empoisonné? Marie, d'où elle était, ne pouvait pas le voir, la vieille lui tournait le dos. Elle regarda l'âne et le bœuf. Ils avaient l'air plutôt tranquilles, bienveillants, même pas surpris. Quand enfin elle se releva, elle n'avait plus ces gestes lents des vieillards accablés par l'âge. Son échine n'était plus courbe, sa tête ne lui pesait plus, elle était haute, elle souriait comme une femme de bel âge que son époux attend, dehors. Elle sortit dans le jour naissant. Alors Marie put voir la chose dans les mains de l'enfant tout neuf, et son regard s'emplit de larmes, non pas de chagrin, mais de joie. C'était un fruit qu'il tenait là, pas une pomme, mais La pomme, la pomme du premier péché qu'Ève venait de lui remettre afin qu'il lui soit pardonné. Et Jésus la tendit au soleil revenu comme on offre le monde aux enfants à venir.

    - L'histoire est finie, dit le vieux. L'histoire que je viens de dire, et peut-être la nôtre aussi. Hier encore on trouvait des oiseaux morts de froid dans les ronciers du bois. Aujourd'hui la neige les mange à peine tombés de leur nid. Elle crève de faim, elle aussi ! Il poussa une bûche au feu. Il dit encore: - Sacrénom, je ne peux tout de même pas t'envoyer chez Gripet le diable!

    Monsieur Gripet, c'était le richard du village. Il avait commencé meunier, puis à moudre le grain des autres. Comme il était le seul à fariner le blé dans ce pauvre pays, en quelques années fastes, il avait fait fortune. Il s'était mis alors au service du diable. C'était du moins ce qu'on

    disait. De fait, il acceptait de prêter de son or à qui venait tendre la main à la porte de son moulin contre une signature et trois gouttes de sang au bas d'un parchemin. Inutile d'en dire plus. Pour vivre à peu près décemment quand on n'avait plus rien en poche, il fallait promettre son âme au patron de monsieur Gripet. Le grand-père savait cela. C'est pourquoi, à tout prendre, il préférait mourir que d'aller mendier chez l'infernal bonhomme. Mais à mourir un peu chaque jour que Dieu fait, on finit les yeux blancs et la langue dehors. Vint le soir de Noël. Le vieux dit à l'enfant:

    - Je t'aime, mon petit, et je veux que tu vives. C'est décidé. Va chez Gripet. Voici venue la nuit où Jésus Christ est né. Confiance en lui, mon fils. Peut-être nous aidera-t-il à traverser les mauvais jours. J'irais volontiers à ta place, si mes pattes voulaient marcher, mais elles ne sont plus bonnes à rien. C'était vrai, il n'en pouvait plus. Le moindre coup de vent l'aurait jeté par terre.

    L’enfant s'en fut donc au moulin. Contre la bourrasque glacée, le front bas, les poings à son col,

    il parvint au village aux ruelles désertes. Volets fermés, dehors, personne, pas même un chien, pas même un rat. Après les dernières maisons, la rivière et le beau moulin. Gripet, de sa lucarne, le regarda venir, de loin, sur le chemin. Il se frotta les mains, ricana, l'œil luisant, descendit à

    la porte, ouvrit.

    - Que me veux-tu, gamin?

    L'enfant lui répondit:

    - Mon grand-père se meurt. Il a faim. Moi aussi.

    - Que veux-tu que j'y fasse ? Grinça le malotru. Moi, je ne donne pas, je vends. Donnant-donnant. Retourne d'où tu viens. À te voir si pâle, tu n'es même pas de chez nous.

    Il fit mine de réfléchir, il eut un sourire tordu. Il dit encore:

    - Enfin, mon bon cœur me perdra. Je t'échange ton âme (elle ne vaut rien mais bof) contre un boisseau de blé. Une feuille de parchemin sortie soudain de nulle part se déroula devant son nez.

    - Signe là. Parfait, mon garçon. Maintenant, trois gouttes de sang. Près du seuil un buisson d'épines s'accrochait aux pierres du mur. L'enfant piqua son bout de pouce. Gripet compta:

    - Une, deux, trois. Le meunier ne put dire plus. Derrière le petit trouvé venait d'apparaître une femme. Elle tenait dans ses bras un garçon nouveau-né. Cet enfant se dressa, les deux pieds bien plantés dans les mains de sa mère et dit à voix puissante:

    - Pas de chance pour toi, Gripet, je viens de naître. Va dire à ton patron le diable que je suis désormais partout. Il comprendra. Et maintenant, rends le papier que le petit vient de signer.

    L'autre sentit la chair de poule hérisser sa grosse carcasse. Il tourna les talons en couinant d'épouvante, s'enfuit, tomba dans la rivière, voulut se raccrocher à la roue du moulin qui s'éveilla, geignarde. Elle se mit à tourner, elle le prit par l'épaule, le lança par-dessus les arbres, bras et jambes empêtrés de racines mouillées. Les emmitouflés qui passaient par là sur le chemin de l'église où sonnait l'appel à la messe de minuit en laissèrent tomber leur lanterne dans la neige. Ils le virent ainsi, Gripet le malfaisant, voltigeant par-dessus les toits, environné de flûtes et de violons grinçants qui jouaient seuls dans l'air. Certains même l'ont vu emporté dans la Lune par des chats, des corbeaux et des serpents ailés. Ce qu'il est advenu du vieux et de l'enfant? Il ne faut que le murmurer, comme le faisait ma grand-mère: « Si l'histoire a ouvert la porte de ton cœur, ils vivent chez toi, désormais. » Maintenant bonsoir, je me tais.

    Henri Gougaud

     

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