• CONTES d'Henri Gougaud Le vent

     

    Le vent

     

    IL m'avait dit « Allez voir cet homme. C'est un maître, il sait beaucoup. Ce que vous avez besoin d'apprendre aujourd'hui, il vous l'apprendra ». C'était à Bamako. Il faisait ce jour-là un vent d'apocalypse.

     

    Les tuiles et les oiseaux volaient ensemble au ras des toits, des chiens recroquevillés dans des encoignures de portes cochères regardaient en grelottant rouler des bassines ivres et défiler des cageots ailés dans les ruelles.

     

    Je me souviens avoir péniblement longé des échoppes au rideau baissé, seul dehors, avoir tiré une porte que la tempête me disputait, m'être enfin enfourné dans une pénombre au silence étourdissant où je ne distinguai d'abord, aux murs et sur le sol, empilés dans des coins, suspendus au plafond, que d'innombrables tapis vaguement éclairés par des lumignons invisibles.

     

    Au fond de la salle, cinq ou six hommes buvaient du thé autour d'une table basse. Je vis parmi eux se lever un vieillard aux gestes vifs. Un vieillard ? Son regard était d'une étrange jeunesse. Il m'accueillit avec bonté.

     

    J'étais venu au rendez-vous avec quelques questions que je croyais essentielles. Je n'avais que peu de temps. Je reprenais l'avion pour Paris le soir même. Le vieil homme ne me laissa guère le loisir de parler, sauf pour répondre aux questions qu'il me posait sur ma vie, mon travail, ou la santé de l'ami qui m'avait envoyé à lui. Ces préambules me parurent interminables. Comme je me risquais, au détour de la conversation, à le pousser vers ce qui m'importait, il posa la main sur mon épaule et me dit : « Voulez-vous que je vous raccompagne ? » Ma mine déconfite l'amusa. Il m'entraîna dehors.

     

    Dès la porte, il me sembla que la tempête avait redoublé. Il me prit le bras, et m'attirant dans le rugissement des rafales et les fracas de lointains échafaudages, il se mit enfin à me parler de ces choses qui m'avaient amené à lui. Je n'en perçus que des bribes. Le vent dévorait presque tout.

     

    Ses mots à peine dits fuyaient de ci de là avec les détritus. Je lui proposai d'entrer dans un café. « Non, non, dit-il, marchons, ça fait du bien ! Il fait un temps magnifique ! » Je cheminai ainsi à son côté une heure, écartant les cartons qui nous venaient dessus, évitant les poubelles renversées, hurlant fiévreusement des questions infinies, m'agrippant aux réponses à peine dites, déjà perdues, désespéré que le vent me les vole.

     

    Il me laissa à la portière d'un taxi. Avant de le saluer je mis un doigt à mon oreille et parvins à articuler que j'espérais avoir perçu l'essentiel de ce qu'il m'avait dit, malgré le vent. Il me répondit, comme s'il avait mal compris : « Ah oui, la vie ! La vie ! »

     

    Quelques heures plus tard, dans l'avion qui me ramenait à Paris, j'ouvris un livre du poète Roger Munier. Je tombai sur cette phrase : « Ne m'écoutez pas plus mais autant que vous écoutez la pluie, le vent ». Me revint aussitôt, lumineux, le souvenir de l'homme de Bamako. Dans les tonitruantes bourrasques de la vie, il m'avait offert des éclats de paroles, comme des grains d'or dans un torrent. J'étais venu chercher auprès de lui quelques sous de savoir et il avait fait de moi, en une heure de temps, un orpailleur au bord du vent, qui souffle où il veut.

     

    Henri Gougaud (extrait de Jusqu’à Tombouctou », de Michel Jaffrennou

     

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