• CONTES d'Henri Gougaud (La soupe de pâtes)

    La soupe de pâtes

     

    Sur la fin de sa vie rabbi Élimélekh ne mangeait presque plus. Il n'avait goût à rien. Il fallait que son fils, rabbi Éléazar, le supplie chaque jour pour que le vieux mourant accepte de goûter, du bout des lèvres, aux mets que l'on s'ingéniait à cuisiner pour lui.

    - Allons, père, courage, encore une bouchée pour l'amour de la vie !

    - Mon fils, je n'ai pas faim, ce potage est amer, il agace mes dents.

    - Que voudrais-tu, dis-moi? Parle. Des sucreries? Un gâteau de blé tendre ? Une tisane au miel?

    - Un jour, dit le vieillard (et son regard brilla), comme j'allais à Gdansk avec rabbi Zouzya, dans une pauvre auberge à l'écart du chemin nous avons dégusté une soupe de pâtes à pleurer de bonheur. C'est cette soupe-là que j'aimerais goûter, elle seule, rien d'autre. Hélas, il est trop tard, je me sens trépasser !

    Il mourut, en effet, dans les bras de son fils.

    Rabbi Éléazar, après l'enterrement, prit son sac et s'en fut sur les pas de son père. L'amour seul le poussait, le désir innocent de découvrir ce lieu où son vieux bien-aimé avait un jour dîné avec rabbi Zouzya, cette auberge aux murs blancs sur la route de Gdansk. Il l'aperçut au soir d'une journée de marche, humble, paisible, seule à l'ombre d'un ormeau. Il y fut accueilli par une grosse rousse aux manches retroussées, aux yeux contents de tout. Il y prit logement, puis s'assit près du feu dans la salle commune. La femme demanda :

    - Avez-vous vraiment faim ?

    Elle sourit, hésitante, inquiète aussi peut-être.

    - Mon mari depuis hier est au marché de Gdansk. Il y vend des fagots. Il m'a promis du blé, des légumes, du schnaps et quelques friandises, pour peu que les bourgeois lui achètent son bois. Je l'espère. J'attends. Ce soir, pauvre de moi, je n'ai presque plus rien. Je ne peux vous offrir qu'une soupe de pâtes.

    - Il ne m'en faut pas plus, répondit le rabbi.

    La femme, rassurée, s'en fut à ses fourneaux.

    À peine avait-il fait sa prière du soir qu'il la vit revenir, portant devant sa face abondamment rieuse une soupière ornée d'une louche de bois. Il se servit, goûta. Seigneur, quelle merveille ! Il vida l'écuelle. Il en redemanda.

     

    - Qu'as-tu bien pu fourrer dans cette soupe-là pour lui donner ce goût aussi divin que simple ? demanda-t-il enfin.

    -  Ma parole, monsieur, je n'ai rien mis du tout !

    Et comme Éléazar, les babines mouillées, s'étonnait grandement, elle lui fit ce récit :

     

    -Un jour me sont venus deux hommes, deux rabbis, deux serviteurs de Dieu, cela se devinait à leurs yeux enfantins. Ils étaient tant recrus de fatigue et de vent qu'ils ne pouvaient plus mettre un orteil devant l'autre. J'étais comme aujourd'hui, plus pauvre que l'hiver. Alors je leur ai fait une soupe de pâtes en priant notre Dieu de lui donner du goût. Je lui ai dit : « Seigneur, je n'ai rien, Tu peux tout. Vois ces deux-là qui T'aiment. Ils sont si fatigués ! Sois miséricordieux. Dans ton jardin parfait choisis quelques épices et fais que ce dîner ravigote leurs corps. » Ils en ont avalé quatre ou cinq écuelles, puis l'un des deux m'a dit : « Ta soupe est parfumée d'herbes du paradis ! » C'était sans doute vrai. Que vous dirais-je d'autre ? Aujourd'hui, par hasard, je me suis souvenue, et j'ai prié pour vous. Voilà. Vous savez tout de mes petits secrets.

     

    Elle rit d'un air d'excuse et s'en fut trottinant à ses travaux du soir.

     

    sam_0131

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