• Leçon de choses et d'autres

     

    Il se passe  sur la terre des hommes des choses fort bizarres. J'en reviens et je dois dire que bien des événements me dépassent. Les hommes sont passés maîtres dans la transmutation de la matière; ils ont inventé des objets confondant d'ingéniosité.

    « Par exemple, on voit un peu partout des grandes masses en fer avec des roues en caoutchouc. On s'y assoit sur des sièges confortables, on enfile une clé dans une petite fente, et il se produit une légère vibration suivi d'un bruit régulier. Alors, l'homme pousse une manette et il appuie doucement avec le pied sur une pédale en caoutchouc, comme ça, sans effort. C'est alors qu'un effet tout à fait extraordinaire se produit. La machine avance et l'homme s'en va confortablement où il veut sur la terre, bien à l'abri dans sa vitrine roulante, indifférent à la pluie et aux intempéries, au vent contraire, aux pentes les plus redoutables, à la nuit la plus sombre, allant par monts et par vaux à une vitesse avec laquelle nul animal ne saurait rivaliser. Ce sont des machines merveilleuses, vraiment, parce que ce sont des instruments de liberté que l'homme peut utiliser quand il veut et sans effort.

    — Merveilleux! Désormais, les hommes doivent se sentir prodigieusement libres!

    — Hélas, non! Ils vont de plus en plus vite, de plus en plus loin, mais ils ne savent pas où ils vont. C'est bien là le drame!

    — Quel dommage!

    — Il y a un autre instrument inouï, qu'on trouve dans toutes les maisons. C'est une petite boîte hermétique, très légère, avec des boutons numérotés sur lesquels on appuie quand on a envie de parler à quelqu'un. Un homme compose un numéro sur le clavier et, quelques secondes plus tard, il entend la voix d'un de ses semblables qui passe dans le fil. On peut ainsi joindre presque n'importe quel homme vivant sur la terre, même à l'autre bout du monde, en quelques secondes seulement. Ainsi les hommes peuvent prendre contact quand ils veulent avec leurs semblables et converser librement.

    — Je ne comprends pas : pour joindre ainsi des millions de millions d'hommes différents, les claviers doivent être d'une extrême sophistication ?

    — Pas du tout. Rien n'est plus simple. Il n'y a que dix chiffres seulement, mais il existe des millions de combinaisons possibles.

    — C'est fascinant!

    — Réellement. Mais bien que ce soit une invention récente, les hommes l'utilisent comme un objet tout à fait banal, qui a toujours existé.

    — Tout de même, cela doit rapprocher considérablement les hommes entre eux...

    — Pas le moins du monde! Ils n'ont jamais été aussi seuls.

    — C'est là un paradoxe bien étrange. Comment expliquer cela ?

    — Cela ne s'explique pas. C'est ainsi.

    — Quel dommage!

    — Mais ce n'est pas tout. Il y a une invention qui révèle leur génie de manière plus manifeste encore, parce qu'elle est invisible et qu'on n'en voit que l'effet.

    — Les hommes seraient-ils donc capables de faire des miracles ?

    — N'exagérons rien! Simplement, ils ont mis leur génie dans l'exploration toujours plus avancée de la matière. Ainsi, dans les maisons, lorsque la nuit tombe, il suffit d'appuyer sur un bouton pour que la lumière se fasse. C'est très beau vu d'en haut. On dirait des étoiles qui s'allument une à un

    — C'est tout à fait magique!

    — Il me semble aussi. Mais les hommes ne se soucient plus guère de ce genre de magie. Pour eux, faire la lumière, c'est devenu aussi naturel que de respirer.

    — Mais de quand date cette géniale invention ?

    — Oh! il n'y a pas si longtemps! Pour les grands-parents des hommes actuellement sur terre, cette réalité eût paru inconcevable.

    — Et les hommes d'aujourd'hui ne s'en émerveillent pas ?

    — Pour dire la vérité : pas le moins du monde! On dirait même que, par une insigne ironie du sort, leur champ de vision s'est rétréci et que leur esprit s'est assombri.

    — Est-ce à dire qu'ils ont réussi à transmuter la matière en lumière et qu'ils se montrent incapables de transformer leur vie en lumière ?

    — Assurément, le fait est à craindre...

    — Comment expliquer pareille incongruité ?

    — Tout se passe sur la terre des hommes comme si la matière devenait de plus en plus intelligible, et l'homme de moins en moins. Ils sont parvenus à déchiffrer F infiniment petit, l'infiniment grand, mais l'homme semble comme une bribe de phrase détachée du reste, et qui a perdu son sens. Ils ont perdu la foi, ils ne considèrent plus leur valeur infinie, leur intériorité, le retentissement de leur conscience, ils ont orienté leurs exigences non plus sur eux-mêmes mais sur ce qui les environne. Les hommes sont hors d'eux-mêmes. Ce sont des hommes-ombres.

    — Mais s'ils ne lèvent plus la tête vers l'infini, comment peuvent-ils s'enthousiasmer et s'épanouir ? Que leur reste-t-il à admirer pour enflammer leur cœur ?

    — Ils n'admirent plus, ils dissèquent. Il y a de moins en moins de jardiniers et de plus en plus de botanistes. Il y a de moins en moins de poètes et de plus en plus de biologistes. Les hommes veulent tirer tous les secrets de la matière et découvrir une signification à tout. Mais ils se préoccupent peu d'en trouver une pour eux-mêmes. Le plus prodigieux, ce ne sont pas ces biens nés du génie de l'homme, le ! plus extraordinaire c'est que ces biens formidables ne leur procurent pas le bonheur promis.

    — Quel gâchis d'énergie! Ils passent donc leur temps à analyser les choses ?

    — Pas seulement : ils vendent aussi. C'est leur grande occupation. Tout se vend, tout se paie. Même l'eau naturelle, qu'ils mettent dans des bouteilles. Vous verrez : bientôt, l'oxygène sera mis en bonbonne, comme le gaz, et il faudra régulièrement acheter sa dose vitale.

    — Quelle hérésie! La nature ne se charge-t-elle pas de dispenser tous ces biens gratuitement ?

    — C'est-à-dire que les hommes passent leur temps à s'empoisonner l'existence. En faisant la guerre, bien sûr, mais aussi en salopant la nature.

    — Alors, c'est la fuite en avant, vers le néant!

    — Ça, je ne sais pas. Simplement, j'ai le sentiment que cette terre est de moins en moins habitée.

    — Mais enfin : on ne cesse d'entendre parler là-bas des risques de surpopulation!

    — Je veux dire que ce sont les âmes qui sont de moins en moins habitées...

    — Fichtre! La situation est plus grave que je ne pensais! Que faudrait-il faire?

    — Je n'en ai pas la moindre idée. Mais si j'étais Dieu, je songerais à remettre un peu d'ordre dans tout ça. Vois-tu, le plus souvent, lorsqu'on observe les hommes en prenant un peu de hauteur, on a comme image celle d'une foule grouillante et anonyme composée d'êtres en quête perpétuelle de quelque chose qu'ils ne sauraient pas véritablement définir, de quelqu'un qu'ils ne sauraient pas spontanément reconnaître, et qui se hâtent, le front bas, le regard inquiet et souvent hostile, vers des destinées éparses, tentant de rassembler des morceaux de vie glanés ça et là, au petit bonheur la chance. Oui, ils s'acheminent douloureusement vers des petits bonheurs la chance qui les consolent un peu du grand bonheur perdu... »

     


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  • « II y a du Petit Prince dans ce regard porté sur là terre des hommes, et une approche d'allumeur de réverbères. Il y a un peu de cette féline distance qui sied aux enfants rebelles, sensibles par dessus tout à la beauté et à l'harmonie, et qui entreprennent de refaire le monde non pas pour qu'il soit parfait mais pour qu'il soit fervent. 

    Il y a de l'émotion, des élans poétiques, des paradoxes existentiels, d'insondables abîmes de nostalgie, de la foi et de la joie, du suspens et des conclusions inattendues, des questions essentielles d'une portée intemporelle, d'extraordinaires leçons de vie surtout. Il y a une dimension apologétique à travers l'éloge du silence, de l'émerveillement, de la dignité, de l'honneur et du sacrifice. Il y a enfin cette manière d'entonner un air oublié pour réveiller 

    notre petite musique intérieure et nous guider imperceptiblement vers un royaume promis, jusqu'à l'ultime étoile, »

    (François Garagnon) 

     
     

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  • divers 10

    « La première règle avant d’agir consiste à se mettre à la place de l’autre. Nulle vraie recherche du bien commun ne sera possible hors de là ». (Abbé Pierre) 

     

    « J’ai appris qu’un homme n’a le droit d’en regarder un autre de haut que pour l’aider à se lever. » (Gabriel Garcia Marquez) 

     

    « Tant que l’objet que nous désirons n’est pas là, il nous paraît supérieur à tout ; à peine est-il à nous, nous en voulons un autre et notre soif reste la même. » (Lucrèce) 

     

    « La nature prouve qu’elle nous veut du bien puisqu’en nous donnant les larmes elle nous donne le meilleur : la sensibilité. » (Juvénal) 

     

    « L’amour, ce n’est pas faire des choses extraordinaires, héroïques, mais de faire des choses ordinaires avec tendresse. » (Jean Vanier) 

     

    « De toutes les sciences que l’homme peut et doit savoir, la principale, c’est la science de vivre de manière à faire le moins de mal et le plus de bien. » (Léon Tolstoï) 

     

    « Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible. » (de Saint Exupéry) 

     

    « Nous réalisons que ce que nous accomplissons n’est qu’une goutte dans l’océan. Mais si cette goutte n’existait pas dans l’océan, elle manquerait. » (Mère Teresa) 

     

    « Rien dans la vie n’est plus extraordinaire que la foi, cette grande force qu’on ne peut ni peser ni vérifier. » (William Osler) 


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  •  Le Vase brisé

     

    Le vase où meurt cette verveine

    D'un coup d'éventail fut fêlé;

    Le coup dut l'effleurer à peine :

    Aucun bruit ne l'a révélé.

    Mais la légère meurtrissure,

    Mordant le cristal chaque jour.

    D'une marche invisible et sûre,

    En a fait lentement le tour.

    Son eau fraîche a fui goutte à goutte,

    Le suc des fleurs s'est épuisé ;

    Personne encore ne s'en doute,

    N'y touchez pas, il est brisé.

    Souvent aussi la main qu'on aime,

    Effleurant le cœur, le meurtrit ;

    Puis le cœur se fend de lui-même,

    La fleur de son amour périt ;

    Toujours intact aux yeux du monde,

    II sent croître et pleurer tout bas

    Sa blessure fine et profonde ;

    II est brisé, n'y touchez pas.

     

    Sully Prudhomme

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  • « Fais-toi capacité, je me ferais torrent ». Cette phrase de Catherine de Sienne a ceci de prodigieux qu'elle résout en quelques mots le paradoxe de la force de l'abandon. La force de l'abandon n'est ni la volonté ni son contraire. Elle n'est ni fatalisme ni liberté totale. Elle intègre le double mouvement du flux et du reflux qui anime notre énergie et qui nous permet tour à tour de donner et de recevoir, d'agir et de laisser agir. Il nous faut cette capacité d'ouverture, de disponibilité, d'abandon, qui nous permet d'accueillir tout le flux de la vie et les surabondants bienfaits de la Providence. Nous pensons bien à tort que nous devons être en prise, combattre pour faire notre place, et toutes ces attitudes contiennent une part de vrai. Toutefois, on ne gère pas son destin comme un agenda. Tout n'est pas programmable, tout ne dépend pas de nous. Il est même des moments où plus nous nous acharnons, et moins les choses vont comme il le faudrait. Il nous faut consentir à l'idée que le bonheur est d'abord affaire de prédisposition intérieure : dès lors que nous sommes capables de nous tenir simplement en éveil, dans une docilité silencieuse, alors tout, autour de nous, à travers les événements, les rencontres, les imprévus et les retournements de situation, tout sera à notre avantage, comme une conspiration bienfaisante. »

     

    « La foi nous permet de nous surpasser, c'est-à-dire d'aller au-delà de nos limites habituelles. Et c'est pourquoi, croire en Dieu, croire en la vie, croire en l'autre, croire en son rêve de toujours ou en son projet du moment, est probablement la plus belle conscience de vivre qu'un être puisse exprimer. »


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