• Le philosophe nu

    Extrait du livre « Le philosophe nu »

    D’Alexandre Jollien

     

    Résumé : Comment vivre plus librement la joie quand les passions nous tiennent ? Comment oser un peu de détachement sans éteindre un cœur? Eprouvé dans sa chair, Alexandre Jollien tente ici de dessiner un art de vivre qui assume ce qui résiste à la volonté et à la raison. Le philosophe se met à nu pour ausculter la joie, l'insatisfaction, la jalousie, la fascination, l'amour ou la tristesse, bref ce qui est plus fort que nous, ce qui nous résiste... Convoquant Sénèque, Montaigne, Spinoza ou Nietzsche, il explore la difficulté de pratiquer la philosophie au cœur de l'affectivité. Loin des recettes et des certitudes, avec Houei-neng, patriarche du bouddhisme chinois, il découvre la fragile audace de se dénuder, de se dévêtir de soi. Dans l'épreuve comme dans la joie, il nous convie à renaître à chaque instant à l'écart des regrets et de nos attentes illusoires.

    Cette méditation inaugure un chemin pour puiser la joie au fond du fond, au plus intime de notre être.

     

    Né en 1975, Alexandre Jollien a vécu dix-sept ans dans une institution spécialisée pour personnes handicapées physiques. Philosophe et écrivain, il a écrit Eloge de la faiblesse (Cerf, 1999), Le Métier d'homme (Seuil, 2002) et La Construction de soi (Seuil, 2006).

     

    « Si tu ne vois pas encore ta propre beauté, fais comme le sculpteur d'une statue qui doit devenir belle : il enlève ceci, il gratte cela, il rend tel endroit lisse, il nettoie tel autre, jusqu'à ce qu'il fasse apparaître le beau visage dans la statue. De la même manière, toi aussi, enlève tout ce qui est superflu, redresse ce qui est oblique, purifiant tout ce qui est ténébreux pour le rendre brillant, et ne cesse de sculpter ta propre statue jusqu'à ce que brille en toi la clarté divine de la vertu [. a.]. Si tu es devenu cela [...], n'ayant plus intérieurement quelque chose d'étranger qui soit mélangé à toi [...] si tu te vois devenu ainsi [...], regarde en tendant ton regard. Car seul un tel œil peut contempler la Beauté1. » (Plotin)

     

    « Entre « je suis comme je suis et après moi le déluge ! » et « Quant on veut, on peut ! », il y a un chemin de crête possible. Ce soir, les élans, les tristesses, les fascinations que je lis, me rappellent que j’appartiens à la race humaine, que je ne suis pas si différent des autres. »

     

    « Sans cesse, je suis aussi convié à la gratitude. Même la passion qui me consume en ce moment m'y incite. Je pressens qu'elle féconde du bon et, je le crois, fait naître une liberté. Tout ce qui m'agite peut devenir ainsi le lieu d'un regard bienveillant, d'une conscience nue qui accueille la vie sans crispation.

    Idéaux, valeurs, préjugés, désirs, craintes viennent augmenter mon capital mais, en dernier ressort, c'est la vie qui a fait de moi ce que je suis. Je crois m'être construit mais j'ai été fait. »

     

    « Il me faut donc regarder devant moi pour quitter un peu ce besoin de posséder, d'amasser pour me délaisser, fût-ce d'un bagage spirituel ! Mes tiraillements me font dégringoler du trône où m'avait placé ma suffisance. Ma faiblesse tient précisément à cet oubli de ma vulnérabilité. Je ne sais pas l'accueillir, je ne sais que la  meubler, tenter de vainement combler un vide. Sur le coup, j'aurais bien envie de me débarrasser une fois pour toutes de mes  attachements. Mais me voilà encore à fuir la faiblesse... »

     

    « Pour me détacher des passions tristes, pour diminuer peu à peu les dépendances, je veux et dois glaner la joie où elle se donne, demeurer au soleil.

    Dans l’épreuve, donc, face aux tiraillements, percer le brouillard et trouver les rayons de joie, dans une rencontre, dans le rire d’un enfant, auprès de l’ami. »

     

    « Je suis convaincu que c’est en assumant totalement le réel que je combat le plus activement la souffrance. D’ailleurs, celui qui adhère à la vie, vraiment, à chaque instant et - il ne s’agit ici pas de se charger d’un fardeau – celui-là reçoit la force de progresser. »

     

    « Si la joie viens de l’adhésion au réel, elle requiert au contraire que j’assume chaque étape de la vie, y compris mon indignation. Elle implique aussi que je ne rejette pas ma tristesse ni mes accès de fureur. Afin que je ne tombe dans une gaieté de façade, dans une comédie, elle le réclame. »

     

    « La joie vient d’une adhésion qui, à son degré suprême, accepte l’imperfection du monde. »

     

    « Je pressens qu’au fond de toute grande joie, il y a un cœur qui s’élargit, un être qui retrouve sa dimension : moins l’on fait cas de soi, moins l’on souffre. Rencontrer véritablement autrui, l’écouter y contribue assurément. »

     

    « La rencontre, voilà bien le lieu des passions, de la comparaison, de l’attirance et de la possession, de la fascination, de la peur et de la colère, de la honte et des jalousies. Mais surtout de l’amour, de l’émulation, de l’amitié et … de la joie. »

     

    « Pour échapper à un pesant égoïsme, pour se dépouiller dans la joie, rien ne vaut une véritable rencontre. Mais encore s’agit-il d’abandonner ses préjugés …. Car aussi longtemps que règnent calculs et peurs, tant que les projections travestissent autrui, je ne reste qu’en moi, je ne capture l’autre que pour le façonner au gré de mon intérêt. »

     

    « Si j’ai une certaine méfiance envers la passion et l’émotion, je prends conscience, en rédigeant ces lignes, qu’elles pourraient ouvrir une porte et aussi, sans doute, nous rendre excellemment humains. »

     

    « Descartes, encore lui, indique une piste : « les passions sont toutes bonnes de leur nature, et nous n’avons rien à éviter que leurs mauvais usages ou leur excès. » La peur, par exemple, agit comme un prodigieux signal d’alarme, toujours à notre service. L’écouter, savoir l’interpréter, voilà qui peut nous sauver. Cependant, lorsque le signal défaille, la souffrance n’est jamais très loin. »

     

     

    « La fascination, les projections, les préjugés, voilà ce qui rend aveugle. »

    « Aimer l’autre tel qu’il est, c’est se dégager des fantasmes et des désirs. »

     

    « J’aime la distinction de Rousseau qui peut jeter les bases d’un nouvel exercice spirituel : « l’amour de soi, qui ne regarde qu’à nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits ; mais l’amour-propre, qui se compare, n’est jamais content et ne saurait l’être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux ; ce qui est impossible. Voilà comment les passions douces et affectueuses naissent de l’amour de soi, et comment les passions haineuses et irascibles naissent de l’amour-propre. »

     

    « « L’obsession coupe la joie, réduit le monde, et pour ma part, me transforme en esclave. »

     

    « Plus nous aimons la vie en nous, plus nous pouvons nous détacher de nous. Plus elle nous nourrit, plus l’égo possesseur, tyrannique, vorace, disparaît. Le désir de joie, la soif de félicité, tout appelle à quitter ce petit moi. Oui la joie se cultive à domicile, au fond du fond, loin du moi  capricieux. »

     

    « Si j’étais réellement moi-même, je ne ressentirais sans doute plus ce besoin impérieux de me comparer, de prouver, de revendiquer, d’affirmer et de dévaluer les autres. »

     

    « Prier c’est se dénuder, se dévêtir de soi, quitter toute affectation et s’abandonner dans la confiance. Et laisser tout tomber ; rôles, attentes, craintes et tracas, pour être simplement présent, ouvert, pour vivre nu, sans armes, donné comme un enfant. »

     

    « Je viens de lire une anecdote qu’on prête aux Pères du désert :

    « L’abbé Joseph demande à l’abbé Pastor : «  dis-moi comment devenir moine ? » l’ancien lui répond : « si tu veux trouver le repos en ce monde et dans l’autre, en toute occasion, pose-toi cette question : « Qui suis-je ? » Et ne juge personne. »

    La sobriété de ce Pastor est parlante. On s’attendait à un barda de recettes mais le saint homme renvoie à l’intériorité, à l’observation de ses démons intérieurs, à la connaissance de la foule braillarde qui se presse dans son cœur. Comment après une telle introspection, oser pointer du doigt les petits travers des ses proches. »

     

    « Un maître dit à ses disciples : « Ne condamnez jamais le bâton qui vous frappe. Ce n’est que l’instrument de la colère. De même, celui qui vous fait du mal est l’esclave de la passion. »

     

    « Par intuition plus que par expérience, je devine qu’un cœur libre se rassasie totalement de la vie. Dans les moments de joie, les besoins disparaissent d’ailleurs d’eux-mêmes  chez celui qui sait se combler du réel. »

     

    « Ne jamais oublier que se sont mes fragilités qui sont la source de ma fécondité. »

     

    « Je m’aperçois que par peur de souffrir, j’ai voulu bannir toutes les passions. Or, sans elles je ne serais pas là. Sans l’affection de mes proches, sans l’amour de la philosophie, sans mon ardeur au combat, sans le goût des rencontres, je ne serais assurément plus sur cette terre. 

    La vie me donne sans cesse des maîtres et des guides. L’humour et le rire de ma famille m’ont révélé que le goût de l’existence peut triompher de la souffrance ; le père Morand m’a convié à me tourner vers l’intériorité plutôt qu’à chercher au-dehors des motifs à ma joie ; l’enthousiasme de mes enfants, tous les jours, m’enseigne à désapprendre mes peurs et à oser tant bien que mal un tout petit peu d’amour de soi…

     

    « Le maître Sekkei Harada m’y appelle : « Il n’y a qu’une personne que vous deviez rencontrer ; une personne  que vous devez rencontrer comme si vous étiez amoureux fous. Cette personne est votre Soi essentiel, votre vrai Soi. Tant que vous n’aurez pas rencontré ce Soi, il vous sera impossible de ne pas avoir le sentiment que quelque chose vous manque, impossible d’être clair à propos des choses en général. »

     

    « Je veux m’ouvrir à ce nouveau défi : rencontrer le vrai Soi, devenir Soi, au-delà de la comparaison et de la jalousie. »

     


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