• Le monde sans les enfants

    Le monde sans  les enfants

    Un beau matin, ou plutôt, un sale matin, oui, oui, un vraiment sale matin, quand les hommes ouvrirent l'œil, ils se rendirent compte qu'il se passait quelque chose de bizarre. Pas de bruits. Pas de rires. Pas de gazouillis. Rien du tout : les enfants avaient disparu ! Quand je dis les enfants, je veux dire tous les enfants, partout dans le monde, dans tous les pays, dans toutes les villes, dans toutes les campagnes. On eut beau chercher, bien fouiller, mobiliser les pompiers, la police, les militaires, on ne trouva pas un seul enfant. La seule chose sur laquelle on mit la main, ce fut un morceau de papier un peu froissé où une très petite écriture malhabile, pleine de fautes d'orthographe, avait noté le message suivant : « On se fée tout le tems disputer, on ne nous écoutent jamais, on ne peux pas rigolé quand on veux, on doit se coucher trop taux, on ne peut pas mangé de chocolat au lit, il faut toujours qu’on se brosse les dents : on en a assez des grands : on s'en vat. On vous lesse!» Et c'était signé : «Les zenfants. »

    Panique générale ! Parents inconsolables ! Familles en larmes !

    Les princes et les chefs de gouvernement promirent qu'ils allaient retrouver les enfants. Mais ceux-ci étaient bien cachés. Ils s'étaient tous rassemblés dans l'oasis de Kerambala, tout à fait au sud de la Madéranie, une contrée inaccessible aux grands. Là, personne ne les embêtait. Il y avait à manger et à boire à profusion. On pouvait très bien ne pas se laver, se coucher à minuit. On n'allait pas à l'école. On se laissait pousser les ongles. On jouait toute la journée. On s'empiffrait de bonbons. On faisait chaque matin des jeux olympiques de saute-mouton. Et surtout, surtout, on ne se faisait jamais disputer ! Jamais !

    Sur les chaînes de télévision, le pape implora les enfants. Le dalaï-lama leur récita un poème. Les présidents de toutes les républiques leur promirent des distributions quotidiennes de glace à la fraise et des heures obligatoires de dessins animés dans les écoles. Tous les parents supplièrent leurs petits chéris. Les radios diffusaient sans cesse les sanglots des papas et des mamans, ce qui faisait bien rire les enfants. Mais surtout, surtout, le monde était devenu d'une tristesse épouvantable. Les villes ressemblaient à de grands territoires morts. Les parcs et les jardins publics étaient frappés d'un étrange sommeil. Les maisons restaient silencieuses. Les adultes erraient comme des âmes en peine, ne se regardaient pas, ne se parlaient même plus.

    Un soir, les enfants décidèrent que la leçon avait assez duré. Ils regagnèrent leur chambre tous en même temps et le lendemain, sur toute la surface de la planète, les hommes se réveillèrent de nouveau avec les enfants.

    Fête générale ! Feux d'artifice ! Flopées de bisous !

    Les enfants furent accueillis comme des héros et traités comme des rois. On leur promit tout ce qu'ils voudraient. La Terre enfin tournait de nouveau rond. Mais le temps passe pour tout le monde, et aussi pour les enfants. Et les enfants un jour ou l'autre deviennent grands, et deviennent parents en ayant eux aussi des enfants, des enfants qu'ils aiment tant mais que tout de même ils disputent, ils punissent et qui les font râler. Car le problème, voyez-vous, c'est que quand on est grand, on oublie, on oublie presque tout, et on oublie surtout qu'on a été enfant.

    Alors un beau matin, ou plutôt un sale matin, oui, oui, un vraiment sale matin, on se réveille, «Mon Dieu ! Que se passe-t-il ? » Et on se rend compte que les enfants ont disparu, quand je dis les enfants je veux dire tous les enfants, partout dans le monde, dans tous les pays, dans toutes les campagnes, et on a beau chercher, bien rouiller, mobiliser les pompiers, la police...

    (Extrait du livre de Philippe Claudel "Le monde sans les enfants et autres histoires")

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