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5 Juillet 2010
Extrait de « Terre des hommes »
D’Antoine de Saint Exupéry
Résumé : Il est inexplicable que nous soyons vivants. Je remonte, ma lampe électrique à la main, les traces de l'avion sur le sol. A deux cent cinquante mètres de son point d'arrêt nous retrouvons déjà des ferrailles tordues et des tôles dont, tout le long du parcours, il a éclaboussé le sable. Nous saurons, quand viendra le jour, que nous avons tamponné presque tangentiellement une pente douce au sommet d'un plateau désert.
« J'ai toujours, devant les yeux, l'image de ma première nuit de vol en Argentine, une nuit sombre où scintillaient seules, comme des étoiles, les rares lumières éparses dans la plaine.
Chacune signalait, dans cet océan de ténèbres, le miracle d'une conscience. Dans ce foyer, on lisait, on réfléchissait, on poursuivait des confidences. Dans cet autre, peut-être, on cherchait à sonder l'espace, on s'usait en calculs sur la nébuleuse d'Andromède. Là on aimait. De loin en loin luisaient ces feux dans la campagne qui réclamaient leur nourriture. Jusqu'aux plus discrets, celui du poète, de l'instituteur, du charpentier. Mais parmi ces étoiles vivantes, combien de fenêtres fermées, combien d’étoiles éteintes, combien d’hommes endormis… Il faut bien tenter de se rejoindre. Il faut essayer de communiquer avec quelques-uns de ces feux qui brûlent de loin en loin dans la campagne. »
« Telle est la morale que Mermoz et d'autres nous ont enseignée. La grandeur d'un métier est peut-être, avant tout, d'unir des hommes : il n'est qu'un luxe véritable, et c'est celui des relations humaines. En travaillant pour les seuls biens matériels, nous bâtissons nous-mêmes notre prison. Nous nous enfermons solitaires, avec notre monnaie de cendre qui ne procure rien qui vaille de vivre. Si je cherche dans mes souvenirs ceux qui m'ont laissé un goût durable, si je fais le bilan des heures qui ont compté, à coup sûr je retrouve celles que nulle fortune ne m'eût procurées. On n'achète pas l'amitié d'un Mermoz, d'un compagnon que les épreuves vécues ensemble ont lié à nous pour toujours. Cette nuit de vol et ses cent mille étoiles, cette sérénité, cette souveraineté de quelques heures, l'argent ne les achète pas.
Cet aspect neuf du monde après l'étape difficile, ces arbres, ces fleurs, ces femmes, ces sourires fraîchement colorés par la vie qui vient de nous être rendue à l'aube, ce concert des petites choses qui nous récompensent, l'argent ne les achète pas.
Ni cette nuit vécue en dissidence et dont le souvenir me revient. »
« Nous goûtions cette même ferveur légère qu'au cœur d'une fête bien préparée. Et cependant, nous étions infiniment pauvres. Du vent, du sable, des étoiles. Un style dur pour trappistes. Mais sur cette nappe mal éclairée, six ou sept hommes qui ne possédaient plus rien au monde, sinon leurs souvenirs, se partageaient d'invisibles richesses. Nous nous étions enfin rencontrés. On chemine longtemps côte à côte, enfermé dans son propre silence, ou bien l'on échange des mots qui ne transportent rien. Mais voici l'heure du danger. Alors on s'épaule l'un à l'autre. On découvre que l'on appartient à la même communauté. On s'élargit par la découverte d'autres consciences. On se regarde avec un grand sourire. On est semblable à ce prisonnier délivré qui s'émerveille de l'immensité de ; la mer. »
« Seul l’inconnu épouvante les hommes. Mais pour quiconque l’affronte, il n’est déjà plus l’inconnu. Surtout si on l’observe avec cette gravité lucide. »
« J’ai atterri dans la douceur du soir. Punta Arenas ! Je m’adosse contre une fontaine et regarde les jeunes filles. A deux pas de leur grâce, je sens mieux encore le mystère humain. Dans un monde où la vie rejoint si bien la vie, où les fleurs dans le lit même du vent se mêlent aux fleurs, où le cygne connaît tous les cygnes, les hommes seuls bâtissent leur solitude. »
Ah ! Le merveilleux d'une maison n'est point qu'elle vous abrite ou vous réchauffe, ni qu'on en possède les murs. Mais bien qu'elle ait lentement déposé en nous ces provisions de douceur. Qu'elle forme, dans le fond du cœur, ce massif obscur dont naissent, comme des eaux de source, les songes...
Mon Sahara, mon Sahara, te voilà tout entier enchanté par une fileuse de laine ! »
« L'avion, ce n'est pas une fin, c'est un moyen. Ce n'est pas pour l'avion que l'on risque sa vie. Ce n'est pas non plus pour sa charrue que le paysan laboure. Mais par l'avion, on quitte les villes et leurs comptables, et l'on retrouve une vérité paysanne.
On fait un travail d'homme et l'on connaît des soucis d'homme. On est en contact avec le vent, avec les étoiles, avec la nuit, avec le sable, avec la mer. On ruse avec les forces naturelles. On attend l'aube comme le jardinier attend le printemps. On attend l’escale comme une Terre promise, et l’on cherche sa vérité dans les étoiles. »
« Je ne comprends plus ces populations des trains de banlieue, ces hommes qui se croient des hommes, et qui cependant sont réduits, par une pression qu’ils ne sentent pas, comme des fourmis, à l’usage qui en est fait. »
« L'eau !
Eau, tu n'as ni goût, ni couleur, ni arôme, on ne peut pas te définir, on te goûte, sans te connaître. Tu n'es pas nécessaire à la vie : tu es la vie. Tu nous pénètres d'un plaisir qui ne s'explique point par les sens Avec toi rentrent en nous tous les pouvoirs auxquels nous avions renoncé. Par ta grâce, s'ouvrent en nous toutes les sources taries de notre cœur. Tu es la plus grande richesse qui soit au monde, et tu es aussi la plus délicate, toi si pure au ventre de la terre. On peut mourir sur une source d'eau magnésienne. On peut mourir à deux pas d'un lac d'eau salée. On peut mourir malgré deux litres de rosée qui retiennent en suspens quelques sels. Tu n'acceptes point de mélange, tu ne supportes point d'altération, tu es une ombrageuse divinité...
Mais tu répands en nous un bonheur infiniment simple. »
« Une fois de plus, j'ai côtoyé une vérité que je n'ai pas comprise. Je me suis cru perdu, j'ai cru toucher le fond du désespoir et, une fois le renoncement accepté, j'ai connu la paix. Il semble à ces heures-là que l'on se découvre soi-même et que l'on devienne son propre ami. Plus rien ne saurait prévaloir contre un sentiment de plénitude qui satisfait en nous je ne sais quel besoin essentiel que nous ne nous connaissions pas. »
« Liés à nos frères par un but commun et qui se situe en dehors de nous, alors seulement nous respirons et l’expérience nous montre qu’aimer ce n’est point nous regarder l’un l’autre, mais regarder ensemble dans la même direction. Il n’est pas de camarades que s’ils s’unissent dans la même cordée, vers le même sommet en quoi ils se retrouvent. Sinon pourquoi, au siècle même du confort, éprouverions-nous une joie si pleine à partager nos dernières vivres dans le désert ? Que valent là contre les prévisions des sociologues ? A tous ceux d’entre nous qui ont connu la grande joie des dépannages sahariens, tout autre plaisir a paru futile. »
« Quand nous prendrons conscience de notre rôle, même le plus effacé, alors seulement nous serons heureux. Alors seulement nous pourrons vivre en paix et mourir en paix, car ce qui donne un sens à la vie donne un sens à la mort. »