24 Juin 2013
Le péché
Au temps des chrétiens sans pouvoir, Pohémen vécut au désert. Il était de ces pères saints qui ne désiraient rien au monde que ressentir peut-être un jour, un bref instant, juste le temps d’un battement d’ailes d’un ange, le souffle de l’amour divin. « Si tu veux que Dieu te caresse, dit un proverbe universel, mieux vaut être nu qu’habillé ». Pohémen n’avait donc, pour tout bien ici-bas, qu’une guenille monacale, une écuelle et un bâton
A quelques heures de sa hutte, sur un piton de roc brûlé étaient les murs d’un monastère où vivaient reclus des ascètes presque aussi démunis que lui. Or, il advint qu’un de ces frères commit un péché consternant. L’histoire ne dit pas lequel, mais il fut jugé gravissime. Les moines, à l’unanimité, estimèrent donc nécessaire de punir le contrevenant. Mais quel tourment lui infliger qui ne soit ni trop éprouvant ni trop simplement oubliable ? On resta longtemps silencieux, on risqua de vagues idées qui eurent tôt fait de se perdre comme ruisseaux dans les cailloux.
- Remettons cette affaire au père Pohémen, dit enfin le plus vieux des sages. Il est le meilleur d’entre nous. Il saura juger proprement.
Il fut aussitôt approuvé. On fit prévenir le bonhomme. Il demanda au messager ce que l’on attendait de lui. L’autre lui exposa la chose. Il l’écouta, hocha la tête et lui répondit qu’il viendrait
Le lendemain, après la messe, le frère veilleur sur sa tour aperçut au loin Pohémen sur le sentier du monastère. Il appela ses compagnons. Il leur désigna le bon père qui peinait à traîner un sac parmi les rocs ensoleillés. On accourut à sa rencontre. On s’étonna. On le plaignit de le voir s’échiner ainsi à charrier quoi donc au juste ?
- Un sac de sable, mes amis, leur répondit le saint ermite.
- Mais il est troué de partout !
- Mes frères, je le suis aussi! Derrière moi mes fautes tombent, elles se perdent sur mon chemin, elles ne sont pour moi rien de plus que poussière sous mes talons. Amenez-moi donc à ce moine qui se morfond dans son péché, je l’embrasserai de bon cœur. Ce qu’il a commis n’est que sable déjà mangé par le désert. Nous avons autre chose à faire que de compter les grains de peine qui dégringolent de nos sacs. Allons, de l’eau fraîche, j’ai soif !
(Henri Gougaud, Le livre des chemins)