29 Mars 2010
EXTRAIT DU LIVRE DE BERNARD UGEUX
« Traverser nos fragilités »
« Accueillir la fragilité... La sienne, celle des autres. De ceux qui nous la montrent, nous la confient. De celle, celui qui la cache ou qui en a honte mais que nous devinons parce que nous sommes proches de lui. Accueillir notre propre fragilité. Donc la reconnaître, ne pas la nier ni la fuir, ni faire semblant d'être plus fort. Mais essayer de l'apprivoiser, de ne pas la juger ni de la craindre, mais de l'identifier, peut-être même de la nommer. « Traverser la fragilité », ne pas s'y enfermer mais parcourir un exode, sachant qu'on ne s'en libère jamais totalement... «Vivre avec» non pas avec une tare mais une limite et une chance à la fois. Car notre fragilité est aussi une brèche qui peut nous ouvrir à l'autre, quand elle ne nous enferme pas sur nous-mêmes. Elle nous révèle alors que, de par notre humanité, nous ne pouvons pas nous en sortir seul. Elle peut aussi être une invitation à aller à la rencontre de la fragilité de notre semblable. »
« Nous avons été créés pour aimer et notre fragilité est bien souvent ce qui nous rend capable d’aimer. Car aimer, c’est être habité, c’est se laisser visiter, ouvrir un espace pour l’autre, ce qui n’est possible que s’il existe en nous une béance, une incomplétude, une faille. »
« Quand on aborde la fragilité, il faut s'y aventurer avec ce que Maurice Bellet appelle «la divine douceur». Nous ne pouvons l'approcher que sur la pointe des pieds, d'abord, parce que la fragilité que nous rencontrons chez les autres est aussi celle qui est en nous, la première que nous avons expérimentée. Ensuite, parce que l'expérience de la fragilité peut être autant un moment de grâce qu'une confrontation insupportable à la souffrance et au mal. Rencontrer la fragilité des autres nous renvoie à la nôtre et au mystère de l'être humain. Quelle audace que d'aller vers les autres, fragiles Comme nous sommes, pour leur parler de Quelqu'un qui a transformé nos fragilités en lumière, en espérance, et qui semble parfois si silencieux, discret, absent même, alors qu'Il est dit tout-puissant. »
« Ne comptant plus sur moi-même, conscient de mon incapacité d'aimer quand je suis blessé, confronté à mes résistances intérieures par rapport au pardon, tenté de me replier sur mes blessures et mes limites, heureux suis-je si, acceptant de me laisser aimer, je me laisse guérir grâce à la proximité des autres, d'un Autre, qui m'aime et m'accueille avec mes fragilités, sans jugement... comme je suis.
Alors, du cœur de ma fragilité reconnue et acceptée, sourd une force, une capacité d'accueillir la fragilité, la misère même des autres avec tendresse, en me laissant toucher, mais sans me laisser envahir ou détruire. »
« Il nous faut être ouverts aux attentes que nous rencontrons de la part des personnes fragiles. Elles veulent être des personnes avant tout. Jean Vanier dit qu’il n’y a pas de handicapés mais des personnes avec un handicap. Je dirais que la différence entre les « handicapés mentaux » et nous tient à la faiblesse de leurs ressources par rapport aux nôtre pour cacher leur handicap »
« Il est pénible de vivre la solitude ! Elle est plus lourde encore que la maladie ou la vieillesse. Quand on est accompagné et entouré on peut encore, jusqu’à un certain point, assumer l’expérience de la fragilité et de la finitude, mais le plus terrible, c’est la solitude, l’isolement, parfois même l’enfermement. »
« Il est difficile de respecter la dignité humaine quand on a du mal à accepter l’image négative de la fragilité. »
« Il ne s'agit ni de glorifier ni de fuir la souffrance. Elle fait partie de notre condition humaine et ce n'est pas Dieu qui nous l’envoie. Non seulement notre souffrance ne lui plaît pas mais il est venu pour nous soulager lorsque nous ployons sous le fardeau pour nous donner le repos (Matthieu 11, 28). Certes, la traversée de la fragilité peut être une occasion de mûrir dans la foi mais ne disons jamais à quelqu'un qui souffre que c'est une grâce de Dieu. Il s'agit d'un mystère trop profond pour oser se prononcer avec légèreté. »
« II s'agit d'accueillir et de traverser la fragilité plutôt que de la conquérir ou de la vaincre. La logique contemporaine irait plutôt dans le sens du combat contre toute fragilité afin de devenir invulnérable. Cela aussi est illusion. Certes, il nous faut utiliser les soins qui peuvent nous aider à mieux vivre et, parfois, à nous libérer de certaines fragilités précises. Mais vouloir se libérer de toute forme de fragilité, c'est rêver de toute-puissance ou, tout au moins, d'une perfection illusoire. »
« Nous ne sommes pas parfaits, nous ne serons jamais parfaits, même si nous sommes invités à aimer toujours mieux. C'est dans la mesure où nous avons été blessés, « vulnérabilisés », que nous sommes capables de rejoindre les personnes souffrantes. Alors n'essayons pas d'être parfaits, de tout contrôler, de devenir invulnérable. Sauf à devenir parfaitement insupportables pour notre entourage. Etre saint, c'est accepter d'être fragile, consentir aux limites de son corps, de son affectivité, de son psychisme tout en continuant à aimer et à se laisser aimer. »
« Nous en avons sans doute déjà fait l'expérience. Il y a des gens dont nous devinons, par la qualité de leur écoute, de leur accueil, de leur regard, qu'ils ont souffert et que, depuis ce moment-là, ils ne se permettent plus de juger. Ils ont aussi découvert que leur réelle fécondité était moins liée à leurs compétences, leurs diplômes ou d'autres résultats visibles, qu'à leurs blessures, dans la mesure où elles étaient acceptées, parfois guéries. Ils ont découvert que, en définitive, c'est parce qu'ils sont passés par la souffrance et la blessure que maintenant ils peuvent comprendre. Que la qualité d'écoute, de compassion, de tendresse, de patience qu’il y a en eux
« Une chose est de vivre une souffrance en communion avec le Christ, une autre chose est de la rechercher. Ce n’est pas ce qu’a fait Jésus, lui qui a été tenté à Gethsémani d’échapper à son supplice qui approchait. Il n’a pas cherché à souffrir, il a assumé la souffrance par amour pour nous. »
« En même temps, Dieu a créé l’homme libre. Donc en créant ce monde avec une réelle autonomie, et en créant l’homme libre, c'est-à-dire capable de lui dire non, Dieu a renoncé à exercer sa toute puissance par amour. Notre expérience nous l’a appris : si nous nous situons dans la toute-puissance, nous ne sommes plus dans la relation »
« Nous pouvons affirmer que personne ne peut réaliser le bonheur d’un autre. Pas plus Dieu que nous. Nous pouvons offrir tout ce qui dépend de nous ; notre amour, notre compassion, notre proximité, donner tout ce que nous pensons être bon pour la personne que nous connaissons et qui est dans le besoin ou que nous aimons. Mais que celle-ci s’en réjouisse, qu’elle soit heureuse du cadeau que nous lui offrons, cela ne dépend pas de nous. Nous ne sommes pas maîtres de la réception de notre amour, parce qu’il en va de la liberté de l’autre. Là se situent notre vulnérabilité et celle de Dieu lui-même. »
« C’est pourquoi il faut mieux dire que notre Dieu n’est pas impuissant, mais qu’il est à la fois puissant et vulnérable. Qu’il n’exerce pas sa toute-puissance par respect pour nous. Dieu est vulnérable en ce qu’il offre un amour que nous avons la possibilité de refuser. Il ne nous punit pas, il nous laisse cheminer et nous attends. Dire qu’il est vulnérable, c’est affirmer qu’il n’est pas tout puissant dans le sens où il ne tiendrait pas compte de nos libertés ni des lois de la création. Un Dieu tout-puissant qui manipulerait les libertés et contrôleraient tous les événements du monde correspond plus aux attentes des « païens » qui utilisent la magie pour l’apprivoiser. Cependant notre Dieu est puissant et nous nous émerveillons de la puissance de son Esprit lorsque nous le laissons agir en nous. »
« Il ne s’agit pas de dire à Dieu : « Je vais faire quelque chose de déraisonnable, mais toi tu t’occupes de faire en sorte que je m’en sorte, et ce sera la preuve que tu existes. » Nous ne devons pas mettre Dieu au défi d’intervenir lorsque nous nous exposons inconsidérément. C’est une parole à entendre pour nos demandes adressées à Dieu. Mais parfois, nous voudrions bien le forcer à agir comme nous le voulons. »
Dans tout acte d'amour, de tendresse, de compassion posé par une personne, de quelque religion qu'elle soit, du point de vue de la foi chrétienne, l'Esprit de Dieu est à l'œuvre, d'une façon mystérieuse. Parce que créé à l'image et à la ressemblance de Dieu qui n'est qu'amour, chaque fois que quelqu'un pose un geste d'amour, il permet à Dieu d'être Dieu. Même si celui qui pose cet acte d'amour n'en est pas conscient et ne le connaît pas. Cela aussi est de l'ordre du mystère de l'amour. Pour un chrétien, Dieu est à l'œuvre chez un soignant athée qui fait consciencieusement son travail et qui aime ses malades. »
« II est très difficile de se laisser aimer par son conjoint, ses parents, ses amis, de simplement se laisser aimer, de s'abandonner à l'amour sans chercher à tout prix à le mériter. Il ne s'agit donc plus de chercher à être aimé, mais d'accueillir ce qui est donné. C’est un acte de démaîtrise, de consentement, parce qu'alors l'amour n'est pas une récompense, c'est une grâce, un pur don. Nous n'en sommes ni maîtres ni propriétaires. Se laisser aimer dans une joyeuse reconnaissance, c'est la fin de la toute-puissance.
Ceci explique aussi que personne ne peut faire le bonheur de l'autre. En effet, nous sommes responsable de l'amour que nous offrons, de chercher ce qui peut le mieux aider l'être aimé à se réaliser en profondeur; cependant, la façon dont il accueillera notre amour ne dépend pas de nous. Là aussi il y a une grande vulnérabilité, parfois une grande souffrance, face au refus ou à l'incapacité de l'autre à se laisser aimer... Or, notre Dieu vit la même vulnérabilité vis-à-vis de nous.
Certaines blessures en soi font que s’abandonner signifierais s’exposer à être blesser de nouveau. On a peur de raviver des blessures reçues dans le passé au moment où l'on a fait confiance. Rien n'est plus difficile que de restaurer une confiance trahie. Pourtant, même ceux qui en sont là, avec cette plaie qui les empêche de refaire confiance, savent que le jour où ils pourront de nouveau se laisser aimer, ils seront guéris et sauvés. Il n'est possible d'aller aussi loin dans ce lâcher prise, dans cette démaîtrise, qu'à la condition de laisser l'Esprit agir en nous pour nous restaurer de l'intérieur, et pour modeler pans notre cœur notre visage de fils, de fille, à l'image du Fils. »
« Dieu « fait son métier » comme il veut ou il peut … car sa puissance s’arrête au seuil de notre liberté et il nous demande de prendre notre part de responsabilité ! »