8 Novembre 2014
L’aveugle
Cet homme-là chantait si bien que le temps oubliait sa route et s'asseyait pour l'écouter. Il intimidait les oiseaux. Il donnait presque vie à Dieu. Or, il était aveugle. Et comme ces êtres, parfois, qui ne peuvent voir dehors, il voyait le dedans des choses. C'était, du moins, ce qu'on disait.
Il était tant aimé des gens qu'un jour le roi voulut l'entendre. Il l'invita dans son jardin. Mais entre le seuil et le chêne où son fauteuil était posé, pour éprouver sa clairvoyance il fit creuser par ses valets un trou que l'on dissimula sous un innocent tapis rouge. L'aveugle entra, à l'heure dite. Il fit trois pas, il s'arrêta juste avant la fosse cachée et chanta, debout, ces paroles :
Homme d'or dans l'ombre du chêne
Pourquoi ce rouge sur ce noir ?
Que crains-tu, bonté souveraine,
De celui qui ne sait pas voir ?
La voix qui sortit de sa bouche était si pure, si touchante que le roi, béat, ébloui, se dressa et s'en vint à l'homme pour le serrer contre son coeur. Il en oublia le trou noir. Il plongea cul par-dessus tête, battit l'air, revint au soleil, riant de sa franche sottise, tandis que l'aveugle chantait :
Tu vois le monde, il te regarde
Tu entends le chant, il t'entend
Aux portes du cœur, point de gardes
Si tu tends un piège, il t'attend !
(Henri Gougaud, Le livre des chemins)