24 Novembre 2010
Extrait de « A la grâce de Dieu »
D’ANDRÉ LOUF
Moine, Abbé du Mont-des-Cats durant près de trente-cinq ans, accompagnateur spirituel, prédicateur, auteur, André Louf n’a d’autre passion que de témoigner, jour après jour, du don que Dieu fait à tout homme de sa vie et de son amour. Sa trajectoire de vie, ses intuitions et ses convictions s'offrent comme un tremplin pour que chacun puisse discerner, au cœur de son existence, la trace de Dieu.
Cette longue interview, réalisée par Stéphane Delberghe dans le lieu d'ermitage de Dom Louf, recueille le témoignage d'une vie de moine tout entière consacrée à la recherche de Dieu, de la paix, de la fraternité.
Des pages qui s'offrent comme un itinéraire à parcourir, où prennent place toutes les grandes aventures de l'homme : la solitude, la communion, la prière, la pauvreté, le désert, l'Ecriture... Autant d'expériences où la grâce de Dieu se révèle.
« Je crois que, pour porter du fruit, l’homme doit apprendre à reconnaître celui qu’il est en vérité, et qu’une telle reconnaissance passe nécessairement par le fait d’accueillir sa propre filiation, son héritage particulier. Non pas comme un fardeau, comme le poids du passé qui pèse sur ses épaules, mais davantage comme une porte ouverte, une invitation à inventer l’avenir. S’engager sur cette voie conduit à coup sûr à la « reconnaissance », au sens d’action de grâce. »
« Je voulais justement vous demander : qu’est-ce qu’être moine ?
Tout d'abord, il y a «moine et moine». En fait, il existe un large éventail de possibilités et de types de vie monastique au cœur de l'Eglise, en Occident comme en Orient. Pour ce qui concerne les cisterciens, ceux-ci s'enracinent, comme la plupart des moines en Occident, dans la longue Tradition bénédictine. Celle-ci remonte au VI siècle de notre ère. A cette époque, Benoît de Nursie avait interrompu ses études à Rome et s’était retiré comme ermite dans une grotte près de Subiaco. Sa sagesse et la radicalité de sa vie ont rapidement attiré de nombreux disciples. Ce qui l'a amené à élaborer des règles d organisation de la vie au monastère afin de trouver un sain équilibre entre la prière, le travail et l'étude — ainsi qu'entre des éléments de vie solitaire et une vie fraternelle menée en commun. Cette Règle fonde encore aujourd'hui l'identité monastique des bénédictins, des cisterciens et des trappistes. Elle témoigne d'une sagesse humaine et spirituelle peu commune. Elle n'en demeure pas moins exigeante, ce qui explique qu'au fil des siècles, on ait parfois eu tendance à s'en écarter et qu'un retour aux sources ait été nécessaire à intervalles réguliers ! »
« On n’a jamais terminé de sortir de nos aveuglements sur nous-mêmes, sur les autres, et par la même occasion, sur Dieu. Chacun ne nous entre au monastère avec ces blessures, ses défenses, conscientes et inconscientes, des scénarios intérieurs, et va presque automatiquement les déployer au cœur de la vie communautaire. Comment faire autrement d’ailleurs, sinon en recourant aux scénarios familiers qui nous avaient permis de survivre jusqu’à ce jour ? On se forge des « ennemis » imaginaires qu’on croit devoir neutraliser, ou contre lesquels on se protège comme on peut. L’un va se cacher dans un coin comme s’il désirait disparaître. L’autre, au contraire, va chercher à « en mettre plein la vue » à ses frères. La stratégie et les symptômes sont différents, mais c’est la même blessure profonde en théologie, on parlait peut-être de « péché originel » qui cherche à se faire connaître. Or c’est souvent la vie communautaire qui permet, petit à petit de faire venir à la conscience cet « être blessé », et conduit ainsi à une progressive guérison. »
« Les motivations d'une entrée dans la vie religieuse sont parfois très mélangées, voire même franchement suspectes. Et pourtant, Dieu peut s'en servir. Si l'appel est authentique, ce premier support va progressivement s'effacer au profit d'un enracinement solide et motivé dans le choix de vie. Un tel travail intérieur demande toutefois la présence d'un frère qui témoigne de ce qui est vécu, et assure une certaine assise affective aux moments difficiles. Celle-ci suppose une attitude juste, parfois difficile à trouver, faite à la fois de présence disponible et de distance respectueuse. Il est bon de se retrouver seul face à soi et à tout ce qu'éveillent le retrait du monde, la vie fraternelle, le travail au service de la communauté, et de pouvoir ensuite le partager avec quelqu'un qui écoute silencieusement, avec respect. L'accompagnateur spirituel doit avant tout accueillir la vie de l'autre telle qu'elle est. Il ne doit donc pas commencer par dévoiler ce qu'il entrevoit ou pressent déjà. Une parole qui survient avant le moment opportun ne fait que renforcer les défenses psychologiques ou provoquer un rejet. »
« Nos désirs, quels qu’ils soient, ne sont pas mauvais, puisqu’ils ont été créés par Dieu. Ils sont seulement malades ou blessés, et à cause de cela capables de nous faire pencher vers le mal. Ils ont donc besoin d’être guéris, non d’être éliminés ou détruits. »
Je trouvais dans ma boite à lettres un billet qui portait cette simple citation de Saint Exupéry : « L’ami c’est d’abord celui qui ne juge pas », billet que j’ai longtemps conservé. C’est bien cette qualité d’amour que le Christ est venu nous apprendre, et que nous sommes invités à transmettre à ceux que nous accompagnons. Il n’est pas question de’ s’enfermer dans un sentimentalisme qui serait inefficace mais, en écoutant de manière bienveillante, de témoigner d’un Dieu qui aime l’homme au-delà des apparences et au-delà de ses faiblesses. L’expérience apprend qu’une telle qualité d’écoute suffit largement ; car elle permet à l’autre de se découvrir « aimable et aimé » Se savoir aimé « tel quel » possède une force « thérapeutique » considérable. Cela crée en plus une espèce de secrète connivence entre l’accompagnateur et l’accompagné, ce dernier se sentant pleinement compris et accueilli par quelqu’un qui n’est pas étranger à ses propres tourments. Saint Benoît souhaite qu’un père spirituel soit quelqu’un « qui sache guérir des propres blessures et celles des autres. »
« L’humilité, le brisement du cœur et la tendresse », sont les trois vertus essentielles du moine. »
« L’épreuve n’est pas un obstacle et ne doit pas devenir une impasse, mais une voie d’accès au monde de Dieu, l’occasion d’une plongée nouvelle au cœur de notre cœur. Chacun de nous est amené un jour ou l’autre à vivre de telles expériences. En cela donc, nul privilège du moine. Ce que distingue le moine, c’est que non seulement il n’évite pas l’épreuve mais au contraire, il s’y expose. De fait, il semble aller au devant d’elle et chercher à l’affronter, non pas pour se faire un nom, ni pour se prouver à lui-même ou a Dieu qu’il peut en sortir vainqueur, mais parce qu’il sent confusément que c’est là que le Seigneur l’attend. Il pressent Dieu au cœur de l’épreuve, et il aperçoit déjà les premiers fruits de sa rencontre, même s’ils sont encore très modestes. »
« Les tentations contre la foi, le blasphème même, sont des expériences assez fréquentes chez les mystiques et chez tous ceux et celles qui sont aussi conduits jusqu’aux confins de leur fragilité humaine. »
« Tout excès ne peut jamais être un facteur qui rend l’homme davantage humain. Ainsi, quand le pouvoir devient oppression ou asservissement, quand l’obéissance est démission craintive, quand la richesse est futilité et inutilité, quand la pauvreté n’est que le signe d’avarice ou manque du minimum vital, quand la sexualité dévie en débauche et en non respect de l’autre, ou quand la chasteté n’est que fuite de l’autre et repli sur soi ; en tout cas, on s’est éloigné de ce que l’homme est en profondeur et, au même moment, de ce que Dieu désire pour lui »
« Pour Augustin, l’humilité chrétienne appelle un abaissement auquel seul Dieu peut donner un sens, et dont lui seul aussi pouvait nous donner l’exemple dans son propre Fils. A ce titre elle est véritablement une étape essentielle de toute expérience chrétienne, et lui est intimement liée. »
« Basculer vers son intériorité»...
Il s'agit de l'un des moments cruciaux de l'expérience spirituelle chrétienne. Hélas ! Chez la plupart d'entre nous, même si nous sommes croyants, cette réalité, au fond bouleversante, reste souvent, et parfois pour toujours, à l'état inconscient. La culture actuelle semble même être affectée d'une surdité particulière, d'une remarquable insensibilité par rapport à ce trésor intérieur, caché en nous. Bien des aspects de la vie moderne, non condamnables en soi, se conjuguent pour attirer l'homme hors de lui-même et l'obligent à s'installer au niveau de ses sens extérieurs, à vivre, pourrait-on dire, «à fleur de peau». Or, pour peu que l'on fréquente les grands auteurs spirituels du passé, et pas seulement ceux qui appartiennent à la Tradition chrétienne, on est frappé par la grande attention qu'ils portent à leurs sens intérieurs, à tout ce qu'ils vivent au-dedans d'eux-mêmes. L'homme moderne, au contraire, semble frappé d'allergie vis-à-vis de son intériorité, qui est le lieu où il pourrait rencontrer Dieu d'une façon infiniment plus dense et, après tout, infiniment plus facile, qu'en empruntant le long et fastidieux détour par les créatures, qu’il croit devoir s’imposer aujourd’hui. »
« Il est assez frappant de constater que bon nombre d’hommes et de femmes voulant donner un sens à leur vie se tournent si peu vers le monde « intérieur ». Les Anciens y étaient spontanément sensibles. Peut être est-ce dû à la multiplication actuelle des moyens de communications et des possibilités de divertissement (au sens pascalien du terme,) ? Toujours est-il que tout homme, pour grandir en vérité, aura tôt ou tard besoin de rentrer en lui pour rejoindre sa profondeur. L’Evangile à cet égard ne laisse aucun doute. Jésus l’a solennellement affirmé : « Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous : »
« L’amour est lui-même connaissance », avait dit Grégoire le Grand, et nombre d’auteurs du Moyen Age, particulièrement des cisterciens, l’avaient répété après lui. Ce que Jan van Ruusbroec résuma en une sentence qui explicite bien le rôle de l’expérience spirituelle face au savoir humain : « Là où la raison s’arrête, l’amour pénètre au-delà ! »
« Lorsque l’Esprit nous envahit, il nous donne aussi une force nouvelle pour traverser les épreuves que la vie ne cesse de nous offrir. C'est-à-dire que le charisme ne consiste pas seulement dans le don d’un instant, mais qu’il est encore un appel, une mise en route, le début d’une lente maturation, d’une croissance qui aura lieu dans le temps. Quand l’Esprit vient, il fait toute chose nouvelle ! Il n’est pas seulement réchauffement d’un instant, mais aussi transfiguration intérieure, même si celle-ci est modeste, parfois presque impalpable, et si les fruits mettent du temps à paraître.
Sans notre collaboration l’Esprit ne peut pas faire. Nous avons notre rôle à jouer. Au jour de la Pentecôte, l’Esprit, certes, transfigure les apôtres, mais ce sont eux, tels qu’ils sont, qui prennent la parole et qui parcourent le monde pour annoncer la Bonne Nouvelle. L’homme éclairé par la Parole, par ses frères et par la fréquentation des sacrements, ne doit certainement pas faire fi de ses facultés intellectuelles, affectives ou spirituelles pour être en mesure de discerner ce qu’il convient de faire : c’est aussi par toutes ces médiations-là que l’Esprit travaille les cœurs. C’est peut être ce que pourrait signifier le fait que l’Esprit est souvent rendu symboliquement visible dans le Nouveau Testament. L’action de l’Esprit est toujours visible et se faufile à travers tout ce qui fait partie de notre existence humaine. »
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