• La voix des sables 

    II était une fois un vieux fleuve perdu dans les sables du désert. Il était descendu d'une haute montagne qui se confondait maintenant avec le bleu du ciel. Il se souvenait avoir traversé des forêts, des plaines, des villes, vivace, bondissant, puis large, fier et noble. Quel mauvais sort l'avait conduit à s'enliser parmi ces dunes basses où n'était plus aucun chemin ? Où aller désormais, et comment franchir ces espaces brûlés qui semblaient infinis? Il l'ignorait, et se désespérait. 

    Or, comme il perdait courage à s'efforcer en vain, lui vint des sables une voix qui lui dit : 

    — Le vent traverse le désert. Le fleuve peut en faire autant. 

    Il répondit qu'il ne savait voler, comme faisait le vent.    , 

    — Fais donc confiance aux brises, aux grands souffles qui vont, dit encore la voix. Laisse-toi absorber et emporter au loin. 

    Faire confiance à l'air hasardeux, impalpable ? Il ne pouvait accepter cela. Il répondit qu'il était un terrien, qu'il avait toujours poussé ses cascades, ses vagues, ses courants dans le monde solide, que c'était là sa vie, et qu'il lui était inconcevable de ne plus suivre sa route vers des horizons sans cesse renouvelés. Alors la voix lui dit (ce n'était qu'un murmure) : 

    — La vie est faite de métamorphoses. Le vent t'emportera au-delà du désert, il te laissera retomber en pluie, et tu redeviendras rivière. I l eut peur tout à coup. Il cria :  

    - Mais moi je veux rester le fleuve que je suis !  

    -Tu ne peux, dit la voix des sables. Et si tu parles ainsi, c’est que tu ignores ta véritable nature. Le fleuve que tu es n’est qu'un corps passager. Sache que ton être impérissable fut déjà maintes fois emporté par le vent, vécut dans les nuages et retrouva la Terre pour à nouveau courir, ruisseler gambader. 

    Le fleuve resta silencieux. Et comme il se taisait un souvenir lui vint, semblable à un parfum à peine perceptible. 

    « ce n'est peut-être rien qu'un rêve », pensa-t-il. Son cœur lui dit : « Et si ce rêve était ton seul chemin de vie, désormais? » 

    Le fleuve se fit brume à la tombée du jour. Craintif, il accueillit le vent, qui l'emporta. Et soudain familier du ciel où planaient des oiseaux il se laissa mener jusqu'au sommet d'un mont. Loin au-dessous de lui les sables murmuraient : 

    - Il va pleuvoir là-bas où pousse l'herbe tendre. Un nouveau ruisseau va naître. Nous savons cela. Nous savons tout des mille visages de la vie, nous qui sommes partout semblables. La voix sans cesse parle. Comme la mémoire du monde, le 

    conte des sables est infini.         

            . 

    ETRAITS DU LIVRE D’HENRI GOUGAUD 

    « L’arbre d’amour et de sagesse » 

     


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  • L'arbre 

     

    Dans un pays aride fut autrefois un arbre prodigieux. Sur la plaine on ne voyait que lui, largement déployé entre les blés malingres et le vaste ciel bleu. Personne ne savait son âge. On disait qu'il était aussi vieux que la Terre. Des femmes stériles venaient parfois le supplier de les rendre fécondes, des hommes en secret cherchaient auprès de lui des réponses à des questions inexprimables et les loups lui parlaient, certaines nuits sans lune, mais personne jamais ne goûtait à ses fruits. 

    Ils étaient pourtant magnifiques, si luisants et dorés le long de ses branches maîtresses pareilles à deux bras offerts dans le feuillage qu'ils attiraient les mains et les bouches des enfants ignorants. Eux seuls osaient les désirer. On leur apprenait alors l'étrange et vieille vérité. La moitié de ces fruits était empoisonnée. Or tous, bons ou mauvais, étaient d'aspect semblable. Des deux branches ouvertes en haut du tronc énorme l'une portait la mort, l'autre portait la vie, mais on ne savait laquelle nourrissait et laquelle tuait. Et donc on regardait, mais on ne touchait pas. 

    Vint un été trop chaud, puis un automne sec, puis un hiver glacial. Neige et vent emportèrent les granges et les toits des bergeries. Les givres du printemps brûlèrent les bourgeons, et la famine envahit le pays. Seul sur la plaine l'arbre demeura imperturbable. Aucun de ses fruits n'avait péri. Malgré les froidures, ils étaient restés en aussi grand nombre que les étoiles au ciel. Les gens, voyant ce vieux père solitaire miraculeusement rescapé des bourrasques, s'approchèrent de lui, indécis et craintifs. Ils interrogèrent son feuillage. Ils n'en eurent pas de réponse. Ils se dirent alors qu'il leur fallait choisir entre le risque de tomber foudroyés, s'ils goûtaient aux merveilles dorées qui luisaient parmi les feuilles, et la certitude de mourir de faim, s'ils n'y goûtaient pas. 

    Comme ils se laissaient aller en discussions confuses, un homme dont le fils ne vivait plus qu'à peine osa soudain s'avancer d'un pas ferme. Sous la branche de droite il fit halte, cueillit un fruit, ferma les yeux, le croqua et resta debout, le souffle bienheureux. Alors tous à sa suite se bousculèrent et se gorgèrent délicieusement des fruits sains de la branche de droite qui repoussèrent aussitôt, à peine cueillis, parmi les verdures bruissantes. Les hommes s'en réjouirent infiniment. Huit jours durant ils festoyèrent, riant de leurs effrois passés. 

    Ils savaient désormais où étaient les rejetons malfaisants 

    de cet arbre : sur la branche de gauche. Ils la regardèrent l'abord d'un air de défi, puis leur vint une rancune haineuse. A cause de la peur qu'ils avaient eu d'elle ils avaient failli mourir de faim. Ils la jugèrent bientôt autant inutile que dangereuse. Un enfant étourdi pouvait un jour se prendre à es fruits pervers que rien ne distinguait des bons. Ils décidèrent donc de la couper au ras du tronc, ce qu'ils firent avec une joie vengeresse. 

    Le lendemain, tous les bons fruits de la branche de droite étaient tombés et pourrissaient dans la poussière. L'arbre amputé de sa moitié empoisonnée n'offrait plus au grand soleil qu'un feuillage racorni. Son écorce avait noirci. Les biseaux l'avaient fui. Il était mort. 

    (Henri Gougaud) 

     


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  • Et cela aussi passera 

     

    Un musicien errant, un jour, allait sa route. C'était un homme simple. Sa vie ne l'était pas, et pourtant il l'aimait. Or, ce jour-là (c'était un matin gris d'automne), comme un clocher lointain émergeait de la brume, le chant qu’il fredonnait pour alléger ses pas s'étrangla soudain dans sa gorge. Là, dans le champ voisin, un pauvre homme courbé sous le joug et le fouet tirait une charrue que son maître menait. « Comment peut-on traiter les gens comme des bêtes ? » pensa le voyageur, pris de pitié rageuse. A travers le labour il vint à l'attelage. 

    — Honte sur toi ! dit-il au tourmenteur d'esclave. Cet homme que tu forces à trimer comme un âne n'ose pas te cracher la vérité en face. Je le ferai pour lui. Ton âme est un caillou, ta tête un désert sombre. Ne t'a-t-on pas appris que nous sommes tous frères ? Bandit ! Coquin barbu ! Malandrin d'un autre âge ! Bafoueur illégal de dignité humaine !       Il brandit son bâton. 

    — De quoi te mêles-tu ? lui dit le tourmenté. Le bien, le mal, tout passe. Et cela aussi passera. 

    Tandis que son bourreau riait benoîtement en haussant les épaules, l'homme sans autre mot se remit au labeur. Le brave musicien, pantois comme devant la lune en plein midi, pensa : « Un esclave avocat du méchant qui l'opprime ! Seigneur, où va le monde ?» Il s'en alla, le pas tout à coup indécis. Un proverbe prétend que l'on ne court jamais deux fois la même route. Un autre affirme le contraire : « Par où tu es parti, par là tu reviendras. » C'est ce deuxième qui dit vrai. Le redresseur de torts, son violon à l'épaule, après trois ans d'errance un jour vint à passer au bord du même champ. Il se souvint, fit halte, et ses yeux s'allumèrent. Au loin, dans le labour, allait une jument que gouvernait l'esclave enfin libre et prospère. Son allure était franche, il était bien vêtu. Il faisait sa semaille à grands envols tranquilles. Le voyageur surpris s'en fut le saluer. 

    — Grâce au Ciel, lui dit-il, vous avez survécu. Mieux : vous me semblez riche. Et votre tortionnaire, a-t-il été puni comme il le méritait ? 

    — Le seigneur d'à côté l'a fait assassiner, répondit le bonhomme. Il avait, paraît-il, séduit sa jeune épouse. On n'a donné sa terre. 

    — Ami, j'en suis heureux. Vous avez eu raison d'avoir confiance en Dieu, lui dit le musicien en lui serrant les mains, voilà votre avenir désormais assuré. L'homme sourit, reprit dans le sillon sa marche. 

    — Pas plus qu'hier, dit-il. Le bien, le mal, tout passe. Et cela aussi passera.

     

    (Extraits du livre d’Henri Gougaud « L’arbre d’amour et de sagesse ») 

     


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  • La prière juste 

    Au temps où saint Nicolas parcourait le monde en jeune aventureux affamé de découvertes, son chemin le conduisit un jour au bord d'un vaste fleuve aux vagues éblouies par le soleil de midi. Là était un passeur qui sonnait de la trompe à la proue de sa barque. Tandis que Nicolas, parmi les voyageurs, se hâtait vers le ponton de planches, il aperçut à l'écart de l'embarcadère un pauvre diable en guenilles agenouillé devant une hutte de branches. Le visage de cet homme et ses mains offertes à la brise émurent son cœur simple. Il le désigna aux gens qui l'entouraient, demanda si quelqu'un le connaissait. On lui répondit : 

    — C'est un sage infini, ses prières font des miracles. Va donc le saluer. Chance pour toi s'il te bénit ! 

    — Vraiment ? dit Nicolas. 

    Ses yeux s'illuminèrent. Il avait soif d'apprendre, et d'aimer plus encore. Il abandonna son sac parmi ses compagnons, s'approcha du bonhomme qui semblait converser amicalement avec la lumière du jour. Il perçut bientôt les paroles de sa prière. Alors il s'arrêta au bord de l'eau qui baignait les galets, et restant là planté, grandement étonné : « Hélas, se dit-il, ce miséreux que l'on prend pour un saint n'est en vérité qu'un fou de plus sur cette terre ! » II s'accroupit à son côté. L'autre ne parut même pas s'apercevoir de sa présence. Sans cesse il répétait, la figure contente comme s'il voyait Dieu devant lui dans l'air bleu : 

    — Seigneur, ne m'aide pas ! Ne m'aide pas, Seigneur ! 

    — Que fais-tu donc, l'ami ? demanda Nicolas. 

    L'homme tourna vers lui la tête et répondit dans un grand sourire édenté : 

    — Ne vois-tu pas? Je prie Dieu. 

    — Pauvre homme, murmura Nicolas, la mine apitoyée, ce n'est pas ainsi que l'on prie. Et l'index dressé droit : 

    — Seigneur, assiste-moi, donne-moi aujourd'hui le pain qu'il faut pour vivre. Voilà les termes justes. L'homme le regarda, surpris, reconnaissant. 

    — Je sais si peu, ami ! Oh, merci de m'instruire. « Seigneur, assiste-moi », c'est là ce qu'il faut dire? Sois béni, je ne l'oublierai pas. 

    Ils s'embrassèrent, contents l'un de l'autre, puis Nicolas courut à la barque où le passeur déjà levait la passerelle. Vers le milieu du fleuve le voyageur se retourna pour un dernier regard à son frère d'un instant. Il le vit qui gesticulait sur la berge et criait des paroles trop éraillées et lointaines pour qu'il puisse les comprendre. Il fit un geste d'impuissance, et aussitôt resta la bouche bée, autant époustouflé que si le ciel venait devant lui de se fendre. 

    Il se frotta les yeux, les rouvrit et vit en vérité ce qu'il ne pouvait croire. L'homme en guenilles s'avançait sur l'eau claire, trottant comme sur un chemin terrestre. Son pied aérien effleurait à peine la crête des vagues. Il eut tôt fait de rattraper le bateau qui allait lourdement au travers du courant. 

    — Hé, l'ami, cria-t-il, comment m'as-tu dit qu'il fallait prier Notre Père? Je ne m'en souviens plus, pauvre sot que je suis ! 

    Dans la lumière de miracle qui lui venait dessus, « mon Dieu, pensa Nicolas, tremblant comme la voile au vent, un homme capable de cheminer ainsi sur l'eau sans se mouiller un poil est assurément plus proche de Toi que je ne le serai jamais ». Il répondit : 

    — Ne change rien, mon frère ! « Seigneur, ne m'aide pas », c'est la prière juste ! La paix sur toi !. L’autre lui fit  un signe d’amitié, s’assit parmi les brins de soleil qui illuminaient le fleuve et s’en revint, ramant de ses deux mains ouvertes, vers la rive tranquille en chantant sa prière au ciel, à pleine voix. 

     « L’arbre d’amour et de sagesse »


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  • L'homme qui courait après sa chance 

    II était une fois un homme malheureux. Il aurait bien aimé avoir dans sa maison une femme avenante et fidèle. Beaucoup étaient passées devant sa porte, mais aucune ne s'était arrêtée. Par contre, les corbeaux étaient tous pour son champ, les loups pour son troupeau et les renards pour son poulailler. S'il jouait, il perdait. S'il allait au bal, il pleuvait. Et si tombait une tuile du toit, c'était juste au moment où il était dessous. Bref, il n'avait pas de chance. Un jour, fatigué de souffrir des injustices du sort, il s'en fut demander conseil à un ermite qui vivait dans un bois derrière son village. En chemin, un vol de canards laissa tomber sur lui, du haut du ciel, des fientes, mais il n'y prit pas garde, il avait l'habitude. Quand il parvint enfin, tout crotté, tout puant, à la clairière où était sa cabane, le saint homme lui dit : 

    — Il n'y a d'espoir qu'en Dieu. Si tu n'as pas de chance, lui seul peut t'en donner. Va le voir de ma part, je suis sûr qu'il t'accordera ce qui te manque. 

    L'autre lui répondit : 

    — J'y vais. Salut l'ermite ! 

    Il mit donc son chapeau sur la tête, son sac à l'épaule, la route sous ses pas, et s'en alla chercher sa chance auprès de Dieu, qui vivait en ce temps-là dans une grotte blanche, en haut d'une montagne au -dessus des nuages. 

    Or en chemin, comme il traversait une vaste forêt, un tigre lui apparut au détour du sentier. Il fut tant effrayé qu'il tomba à genoux en claquant des dents et tremblant des mains. 

    — Épargne-moi, bête terrible, lui dit-il. Je suis un malchanceux, un homme qu'il vaut mieux ne pas trop fréquenter. En vérité, je ne suis pas comestible. Si tu me dévorais, probablement qu'un os de ma carcasse te trouerait le gosier. 

    — Bah, ne crains rien, lui répondit le tigre. Je n'ai pas d'appétit. Où vas-tu donc, bonhomme ? 

    — Je vais voir Dieu, là-haut, sur sa montagne. 

    — Porte-lui mon bonjour, dit le tigre en bâillant. Et demande-lui pourquoi je n'ai pas faim. Car si je continue à avoir goût de rien, je serai mort avant qu'il soit longtemps. Le voyageur promit, bavarda un moment des affaires du monde avec la grosse bête et reprit son chemin. Au soir de ce jour, parvenu dans une plaine verte, il alluma son feu sous un chêne maigre. Or, comme il s’endormait, il entendit bruisser le feuillage au-dessus de sa tête. Il cria : 

    — Qui est là ? Une voix répondit : 

    — C'est moi, l'arbre. J'ai peine à respirer. Regarde mes frères sur cette plaine. Ils sont hauts, puissants, magnifiques. Moi seul suis tout chétif. Je ne sais pas pourquoi. 

    — Je vais visiter Dieu. Je lui demanderai un remède pour toi. 

    — Merci, voyageur, répondit l'arbre infirme. 

    L'homme au matin se remit en chemin. Vers midi il arriva vue de la montagne. Au soir, à l'écart du sentier qui grimpait vers la cime, il vit une maison parmi les rochers, elle était presque en ruine. Son toit était crevé, ses volets grinçaient au vent du crépuscule. Il s'approcha du seuil, et par la porte entrouverte il regarda dedans. Près de la cheminée une femme était assise, la tête basse. Elle pleurait. L’homme lui demanda un abri pour la nuit, puis il lui  

    dit : Pourquoi êtes-vous si chagrine ? 

    La femme renifla, s'essuya les yeux.   

    — Dieu seul le sait, répondit-elle. 

    — Si Dieu le sait, lui dit l'homme, n'ayez crainte je l'interrogerai. Dormez bien, belle femme. 

    Elle haussa les épaules. Depuis un an la peine qu'elle avait la tenait éveillée tout au long de ses nuits. 

    Le lendemain, le voyageur parvint à la grotte de Dieu. Elle était ronde et déserte. Au milieu du plafond était un trou où tombait la lumière du ciel. L'homme s'en vint dessous. Alors il entendit : 

    — Mon fils, que me veux-tu ? 

    — Seigneur, je veux ma chance. 

    — Pose-moi trois questions, mon fils, et tu l'auras. Elle t'attend déjà au pays d'où tu viens. 

    — Merci, Seigneur. Au pied du mont est une femme triste. Elle pleure.  

    Pourquoi ? 

    — Elle est belle, elle est jeune, il lui faut un époux. 

    — Seigneur, sur mon chemin j'ai rencontré un arbre bien malade. De quoi souffre-t-il donc ? 

    — Un coffre d'or empêche ses racines d'aller chercher profond le terreau qu'il lui faut pour vivre. 

    — Seigneur, dans la forêt est un tigre bizarre. Il n'a plus d'appétit. 

    — Qu'il dévore l'homme le plus sot du monde, et la santé lui reviendra. 

    — Seigneur, bien le bonjour ! 

    L'homme redescendit, content, vers la vallée. Il vit la femme en larmes devant sa porte. Il lui fit un grand signe. 

    — Belle femme, dit-il, il te faut un mari ! Elle lui répondit : 

    — Entre donc, voyageur. Ta figure me plaît. Soyons heureux ensemble  

    — Hé, je n'ai pas le temps, j'ai rendez-vous avec ma chance, elle m'attend, elle m'attend ! Il la salua d'un grand coup de chapeau tournoyant dans le ciel et s'en alla en riant et gambadant. Il arriva bientôt en vue l'arbre maigre sur la plaine. Il lui cria, de loin : 

    — Un coffre rempli d'or fait souffrir tes racines. C'est Dieu lui me l'a dit ! L’arbre lui répondit : 

    — Homme, déterre-le. Tu seras riche et moi je serai délivré ! 

    — Hé, je n'ai pas le temps, j'ai rendez-vous avec ma Chance, elle m'attend, elle m'attend ! 

    Il assura son sac à son épaule, entra dans la forêt avant la nuit tombée. Le tigre l'attendait au milieu du chemin. 

    — Bonne bête, voici : Tu dois manger un homme. Pas n’importe lequel, le plus sot qui soit au monde. Le tigre demanda : 

    — Comment le reconnaître ? 

    — Je l'ignore, dit l'autre. Je ne peux faire mieux que de te Répéter les paroles de Dieu, comme je l'ai fait pour la femme et pour l'arbre. 

    — La femme ? 

    — Oui, la femme. Elle pleurait sans cesse. Elle était jeune fort belle. Il lui fallait un homme. Elle voulait de moi. Je n'avais pas le temps. 

    — Et l'arbre? dit le tigre. 

    — Un trésor l'empêchait de vivre. Il voulait que je l'en délivre. Mais je t'ai déjà dit : je n'avais pas le temps. Je ne l'ai toujours pas. Adieu, je suis pressé. 

    — Où vas-tu donc ? 

    — Je retourne chez moi. J'ai rendez-vous avec ma chance. Elle m'attend, elle m'attend ! 

    — Un instant, dit le tigre. Qu'est-ce qu'un voyageur qui court après sa chance et laisse au bord de son chemin une femme avenante et un trésor enfoui ? 

    — Facile, bonne bête, répondit l'autre étourdiment. C'est un sot. A bien y réfléchir, je ne vois pas comment on pourrait être un sot plus sot que ce sot-là. 

    Ce fut son dernier mot. Le tigre enfin dîna de fort bon appétit et rendit grâce à Dieu pour ses faveurs gratuites. 

    EXTRAITS DU LIVRE D’HENRI GOUGAUD

    « L’arbre d’amour et de sagesse »


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  • Le chemin 

     

    Il était un jour un prince nommé Tsao. C'était jeune homme robuste, de grande beauté et d'intelligence vive. Pourtant il vivait perpétuellement malheureux et enragé. Il se mêlait de batailles indignes dans les basses ruelles de la capitale, buvait et paillardait sans bonheur tous les soirs de sa vie. 

    Une nuit, dans un recoin de taverne crasseuse, l'esprit tout embrumé de souffrance après s'être lourdement enivré, il empoigna par la taille une servante adolescente qui passait à sa portée et voulut la mener sur la paillasse d'une chambre. Elle lui résista. Harcelé par  ses compagnons aussi ivres que lui qui le défiaient riant de soumettre cette fille, il la battit, la laissa inanimée sur une table et s'en alla seul dans le jour gris qui commençait à poindre. 

    Il marcha droit devant lui sans rien voir du monde qui s'éveillait, et sortit de la ville. Quand les brumes de l'alcool se dissipèrent dans son esprit, il se trouva en rase campagne, sur le chemin des montagnes de l'Ouest. Alors son existence lui apparut si honteuse et désolante qu'il décida d'abandonner pour toujours les palais parfumés qui peuplaient ses journées et les bas-fonds qui encombraient ses nuits. Seule la solitude lui parut désormais désirable. Cheminant vers la montagne au sommet inaccessible, la figure battue par le vent et les yeux brûlés par les larmes séchées, il espéra même, dans son désespoir et son dégoût de sa vie, la rencontre de quelque bêtes sauvage qui d'un coup de griffe au travers de sa poitrine offerte mettrait fin à son errance, mais il n'en vit aucune. 

    Il parvint après trois journées de fuite épuisante au pied des monts. Il prit une courte nuit de repos, puis se mit à les gravir. Peu à peu aux buissons traversés il laissa par lambeaux ses vêtements brodés, aux soleils et aux tempêtes la séduction de son visage, à la rudesse des  rocs l'agressive puissance de son corps. Il s'établit dans une grotte, et trois années durant, sans rien attendre que la mort, il se nourrit de fruits, de racines et de noix sauvages. Mais la mort ne vint pas. 

    Alors il grimpa plus haut, où ne poussaient que de rares herbages parmi les rochers, et comme il montait vers ces hauteurs où n'étaient plus de sentiers, son ancienne vie de débauche lui apparut si lointaine qu'il douta d'être celui qui l'avait vécue. Les femmes, le luxe le vin ne le préoccupaient plus. Il se dit qu'il était lui-être devenu un esprit du vent, et cela le fit rire. En vérité n'importe qui passant par les rochers où il vivait l’aurait pris pour un fou, le voyant errer, nu sur ses jambes maigres, sa chevelure terreuse mêlée à sa barbe. Parfois les yeux brillants comme deux étoiles noires dans les broussailles de son visage, il s'immobilisait de longues heures pour contempler la cime neigeuse de la montagne, d'où il n'attendait personne. 

    Cette cime l'emplissait de paix infinie. Quinze années durant il ne sut jamais pourquoi, jusqu'à ce qu'un jour quelqu'un vienne de ces neiges éternelles : un homme presque transparent, tant il était pâle et fluet. Il était vêtu d'une robe rouge qu'aucun vent poussiéreux qu'aucune branche épineuse ne semblait avoir effleurée. Cet homme était de ces Immortels qui vi autrefois au plus haut de la montagne de l'Ouest ne fut pas étonné de le voir. L'Immortel s'assit à quelques pas de lui, sur un caillou. Tsao s'approcha et s’assit face, comme pour une conversation, mais rien ne lui vint qu'il ait envie de dire. Alentour n'étaient que le vent et la lumière du ciel. 

    - Te souviens-tu que tu fus prince ? lui demanda son visiteur, d'une voix nette et paisible. 

    - Prince ? lui répondit Tsao. Je ne sais pas ce que signifie ce mot. 

    - Que cherches-tu dans ces montagnes ? 

    - Rien, répondit Tsao. Je suis mon chemin. 

    - Où se trouve donc ton chemin ? 

    Tsao, levant la tête, désigna le ciel. ; 

    - Et où se trouve le ciel ? demanda l'homme.  

     Tsao posa la main sur sa poitrine, et ainsi désigna son cœur Alors l'homme sourit. 

    - Bienvenue chez les Immortels, dit-il. Et ils s'en furent ensemble vers la cime. 


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  • Le trésor du baobab(l'arbre aux trésors) 

     

    Un jour de grande chaleur, un lièvre fit halte dans l'ombre d'un baobab, s'assit sur son train et, contemplant au loin la brousse bruissante sous le vent brûlant, il se sentit infiniment bien. « Baobab, pensa-t-il, comme ton ombre est fraîche et légère dans le brasier de midi ! » II leva le museau vers les branches puissantes. Les feuilles se mirent à frissonner d'aise, heureuses des pensées amicales qui montaient vers elles. Le lièvre rit, les voyant contentes. Il resta un moment béat, puis clignant de l'œil et claquant de la langue, pris de malice joueuse : 

    -Certes, ton ombre est bonne, dit-il. Assurément meilleure que ton fruit. Je ne veux pas médire, mais celui qui me pend au-dessus de la tête m'a tout l'air d'une outre d'eau tiède. 

    Le baobab, dépité d'entendre ainsi douter de ses saveurs, après le compliment qui lui avait ouvert l'âme, se piqua au jeu. Il laissa tomber son fruit dans une touffe d'herbe. Le lièvre le flaira, le goûta, le trouva délicieux. Alors il le dévora, s'en pourlécha le museau, hocha la tête. Le grand arbre, impatient d'entendre son verdict, se retint de respirer. 

    - Ton fruit est bon, admit le lièvre. 

    Puis il sourit, repris par son allégresse taquine, et dit encore : 

    - Assurément il est meilleur que ton cœur. Pardonne ma franchise : ce cœur qui bat en toi me paraît plus dur qu'une pierre. 

    Le baobab, entendant ces paroles, se sentit envahi par une émotion qu'il n'avait jamais connue. Offrir à ce petit être ses beautés les plus secrètes, Dieu du ciel, il le désirait, mais tout à coup, quelle peur il avait de les dévoiler au grand jour ! Lentement il entrouvrit son écorce. Alors apparurent des perles en colliers, des pagnes brodés, des sandales fines, des bijoux d'or. Toutes ces merveilles qui emplissaient le cœur du baobab se déversèrent à profusion devant le lièvre dont le museau frémit et les yeux s'éblouirent. 

    - Merci, merci, tu es le meilleur et le plus bel arbre du monde, dit-il, riant comme un enfant comblé et ramassant fiévreusement le magnifique trésor. 

    Il s'en revint chez lui, l'échiné lourde de tous ces biens. Sa femme l'accueillit avec une joie bondissante. Elle le déchargea à la hâte de son beau fardeau, revêtit pagnes et sandales, orna son cou de bijoux et sortit dans la brousse, impatiente de s'y faire admirer de ses compagnes. 

    Elle rencontra une hyène. Cette charognarde, éblouie par les enviables richesses qui lui venaient devant, s'en fut aussitôt à la tanière du lièvre et lui demanda où il avait trouvé ces ornements superbes dont son épouse était vêtue. L'autre lui conta ce qu'il avait dit et fait à l'ombre du baobab. La hyène y courut, les yeux allumés, avide des mêmes biens. Elle y joua le même jeu. Le baobab, que la joie du lièvre avait grandement réjoui, à nouveau se plut à donner sa fraîcheur, puis la musique de son feuillage, puis la saveur de son fruit, enfin la beauté de son cœur. Mais, quand l'écorce se fendit, la hyène se jeta sur les merveilles offertes comme sur une proie, et fouillant des | griffes et des crocs les profondeurs du grand arbre pour i arracher plus encore, elle se mit à gronder : • Et dans tes entrailles, qu'y a-t-il ? Je veux aussi dévorer tes entrailles ! Je veux tout de toi, jusqu'à tes cinés ! Je veux tout, entends-tu ? Le baobab blessé, déchiré, pris d'effroi aussitôt se •ferma sur ses trésors et la hyène insatisfaite et rageuse |en retourna bredouille vers la forêt. Depuis ce jour elle cherche désespérément d'illusoires jouissances dans les bêtes mortes qu'elle rencontre, sans jamais entendre la brise simple qui apaise l'esprit. Quant au baobab, il n'ouvre plus son cœur à personne il a peur. Il faut le comprendre : le mal qui lui fut fait est invisible, mais inguérissable. 

     

    En vérité, le cœur des hommes est semblable à celui de cet arbre prodigieux : empli de richesses et de bienfaits. Pourquoi s'ouvre-t-il si petitement, quand il s'ouvre ? De quelle hyène se souvient-il ? 


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    Le rayon de lune (extrait du livre "l'arbre aux trésors") 

    Quand il vécut ce que je vais vous dire, Mackam était un jeune homme au cœur bon, à l'esprit rêveur, à la beauté simple. Il souffrait pourtant d'une blessure secrète, d'un désir douloureux qui lui paraissait inguérissable et donnait à son visage, quand il cheminait dans ses songes, une sorte de majesté mélancolique, il voulait sans cesse savoir. Savoir quoi, il n'aurait pas su dire. Son désir était comme une soif sans nom, une soif qui n'était pas de bouche, mais de cœur. Il lui semblait que sa poitrine en était perpétuellement creusée, asséchée. Il en tombait parfois dans un désespoir inexprimable. 

     

    Il fréquentait assidûment la mosquée, mais dans ses prières, ce n'était pas le savoir qu'il désirait. Il les disait pourtant tous les soirs, lisait le Coran, cherchait la paix dans sa sagesse. Il s'y décourageait souvent. En vérité, plus que les paroles sacrées, il goûtait le silence qu'il appelait à voix basse : « le bruit du rien », à l'heure où la lune s'allume dans le ciel. 

    La lune, il l'aimait d'amitié forte et fidèle. Elle lui avait appris à dépouiller la vie de ses détails inutiles. Quand elle apparaissait, il la contemplait comme une mère parfaite. Sa seule présence simplifiait l'aridité et les obstacles du monde. Ne restait alentour que la pointe 

    de la mosquée, l'ombre noire de la hutte, la courbe pure du chemin, rien d'autre que l'essentiel, et cela plaisait 1 infiniment à Mackam. 

    Or, une nuit de chaleur lourde, comme il revenait, le long du fleuve aux eaux sombres et silencieuses, de l'école coranique où il avait longtemps médité, l'envie le prit de dormir dans cette tranquillité où son âme baignait. À la lisière du village, il se coucha donc sous un baobab, mit son Coran sous sa nuque, croisa ses doigts sur son ventre et écouta les menus bruits du rien, alentour. Le ciel était magnifique. Les étoiles brillaient comme d’innombrables espérances dans les ténèbres. Le cœur de Mackam en fut empli d'une telle douceur que sa gorge se noua. « Savoir la vérité du monde, soupira-t-il, savoir ! » Ce mot lui parut plus torturant et beau qu'il ne l'avait jamais été jusqu'à cette nuit délicieuse. Il regarda la lune. 

    Alors il sentit un rayon pâle et droit comme une lance entrer en lui par la secrète blessure de son esprit. Aussitôt, le long de ce rayon fragile, il se mit à monter vers la lumière. Cela lui parut facile. Il était soudain d'une légèreté merveilleuse. Une avidité jubilante l'envahit. La pesanteur du monde, les chagrins de la terre lui parurent bientôt comme de vieux vêtements délaissés. Il se dit qu'il allait enfin atteindre cette science qu'il ne pourrait peut-être jamais apprendre à personne, mais qui l'apaiserait pour toujours. Il bondit plus haut. Les étoiles disparurent alentour de la lune ronde, il se retint de respirer pour ne point rompre le fil qui le tenait à l'infini céleste.  il s'éleva encore, parvint au seuil d'un vide immense et lumineux. 

    C'est alors qu'il entendit un cri d'enfant lointain, menu, pitoyable. Un bref instant, il l'écouta. Quelque chose en lui remuai, un chagrin oublié peut-être, un lambeau de peine terrestre emporté dans le ciel. Mackam se sentit descendre, imperceptiblement. Le cri se fit gémissant dans la nuit. Il s'émut, s'inquiéta. « Pourquoi ne donne-t-on pas d'amour à cet enfant ? » se dit-il, et il eut tout à coup envie de pleurer. Il se tourna sur le côté. Il était à nouveau dans son corps, sous l'arbre. 

    Et dans son corps, les yeux mi-clos à la lumière des étoiles revenues, il vit la cour d'une case, et dans cette cour un nourrisson couché qui sanglotait, les bras tendus à une mère absente. Mackam se dressa sur le coude, le cœur battant, la bouche ouverte. Il n'y avait pas d'habitation à cet endroit du village. Il murmura : 

    - Qui est cet enfant ? 

    - C'est toi-même, répondit une voix fluette, au-dessus de sa tête. 

    Il leva le front, tendit le cou et vit un oiseau noir perché sur une branche basse du baobab. Il lui demanda : 

    - Si c'est moi, pourquoi ai-je crié ? 

    - Parce que la seule puissance de ton esprit ne pouvait suffire à atteindre la vraie connaissance, lui dit l'oiseau. Il y fallait aussi ton cœur, ta chair, tes souffrances, tes joies. L'enfant qui vit en toi t'a sauvé, Mackam. S'il ne t'avait pas rappelé, tu serais entré dans l'éternité sans espérance, la pire mort : celle où rien ne germe. Brûle-toi à tous les feux, autant ceux du soleil que ceux de la douleur et de l'amour. C'est ainsi que l'on entre dans le vrai savoir. 

    L'oiseau s'envola. Mackam se leva et s'en fut lentement par les ruelles de son village. De-ci, de-là, devant des portes obscures, brillaient des lumières. Près du puits, l'âne gris dormait, environné d'insectes. Sous l'arbre de la place, une chèvre livrait son flanc à ses petits. Au loin, un chien hurlait à la lune. Pour la première fois, elle parut à Mackam comme une sœur exilée et il se sentit pris de pitié pour elle qui ne connaîtrait jamais le goût du lait et la chaleur d'un lit auprès d'un être aimé. 


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