•  

    Le maître d’école

    Intègre, juste, compétent, mais sévère comme l’hiver, tel était ce maître d’école.

    - Et en plus, il est increvable, disaient ses élèves, écœurés. Jamais malade. C’est tuant. Toujours là, avec sa badine, à gaver nos pauvres cerveaux de grammaire mathématique, de saintes fractions, de quotients et de divisions à dix chiffres. Pourquoi faut-il que ces gens-là n’attrapent jamais ni zona, ni lumbago, ni choléra ?

    Un joli matin de printemps, comme ils allaient traînant les pieds, à leur martyre quotidien :

    - J’ai une idée, dit un futé. Notre maître pète le feu. J’ai la parade : enfumons-le, et le temps qu’il se débarbouille, pas d’école, pas de devoirs, pas de bâton, la liberté !

    - D’accord, d’accord, piaillent les autres. Mais comment faire ? Explique-nous !

    Colloque à mi-voix, dans la cour.

    - Vous avez compris ? Tous en place. Le voici. A moi de jouer.

    Le tyran scolaire apparaît. Enjambée longue, tête haute. Le futé lui vient droit devant.

    - Maître, dit-il, l’air effaré, vous êtes pâle comme un linge. Vous allez bien ? Vous êtes sûr ?

    Léger froncement de sourcils.

    - Evidemment. Quelle question !

    Un petit nuage, pourtant, vient de naître dans son ciel bleu. Il n’y prend garde, il passe outre. Il entre en classe. Il tousse un peu.

    - Bonjour, maître. Mais qu’avez-vous ? lui demande, la mine inquiète, un deuxième conspirateur. C’est du charbon, là, sous vos yeux, ou du noir de méchante fièvre ?

    - Un peu de fatigue, sans doute. (Sa voix soudain s’est enrouée). Allons, les enfants, au travail.

    Murmures parmi les gamins. L’un d’eux traduit, au nom des autres.

    - Franchement, vous nous faites peur. Vous êtes jaune, c’est terrible. Il faut appeler le docteur.

    - Vous croyez ?

    Il a des sueurs. Le chœur unanime :

    - C’est sûr !

    Le futé porte l’estocade :

    - Je vous raccompagne chez vous.

    Il le laisse devant sa porte et rejoint sa troupe ravie.

    Le maître se traîne à son lit. Il s’affale, les bras ouverts. Il rumine des idées graves. Sa femme rentre du marché.

    - Qu’est-ce qu’il t’arrive, mon pauvre homme ?

    Il se sent au bout du rouleau. Il balbutie, désabusé :

    - Regarde-moi, et tu sauras.

    - Oui, bon, d’accord, je te regarde. Et alors ?

    - Quoi, tu ne vois pas ? Ma pâleur jaune, mes yeux noirs !

    Elle lui prend le pouls, elle le palpe.

    - Pas la moindre fièvre, l’œil clair. Qui t’a dit que tu allais mal ?

    - Les enfants.

    - Et tu les as crus ?

    Silence long, soupir profond. « Je marche au soleil, tout va bien, mon cœur, mes membres me le disent. Un grain de doute, c’est la nuit, et je me farcis de peurs bleues. » Il rumine ainsi, un moment. Il dit enfin :

    - Je suis stupide.

    Elle lui fait une bise au front.

    Moi aussi. Nous le sommes tous. Mais tu l’es un peu moins que d’autres, car toi, maintenant, tu le sais.

     

    (Henri Gougaud, Le livre des chemins) http://www.henrigougaud.fr/

     

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  • Le rossignol

     

    Il était un roi d’Occident à l’intelligence appliquée, aux gestes toujours un peu las, aux silences déconcertants. En vérité, il s’ennuyait. Son palais ? Royal, sans surprise, pourvu de tout ce qui finit un jour ou l’autre par lasser, femmes, jeux, conseillers savants, bibliothèques, hautes fenêtres. Son parc ? Jets d’eau, arbres taillés par les plus grands coiffeurs du monde, haies de buis et graviers crissants, massifs de fleurs géométriques. Bref tout était, chez ce roi-là, si parfaitement ordonné qu’il fut pris, un soir de juillet, d’un élan révolutionnaire.

    - Je sors, dit-il. Non, s’il vous plait, ni garde du corps, ni carrosse. Je vais me promener. Bonsoir.

    Seuil du jardin, perron de marbre. Devant lui, l’allée de statues et de cyprès au garde-à-vous. Il s’en fut droit, les mains au dos, la tête basse, au fond du parc. Mur d’enceinte habillé de lierre. « Je n’ai plus qu’à m’en retourner, pensa le roi. Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir sortir sans escorte, sans même savoir où aller ? » Il soupira, et que vit-il ? Une porte basse, modeste, peinture écaillée, clé rouillée. Il la poussa. Elle résista, elle gémit, s’ouvrit à moitié. Il franchit le seuil, s’arrêta et regarda, un peu craintif.

    De la folle avoine partout, de grands arbres au feuillage hirsute, des buissons touffus, çà et là. « Quel drôle d’endroit », se dit-il. Et voilà que soudain, là-haut, dans la verdure naquit une musique. Elle était vive, elle était tendre. Elle faisait rire le soleil, elle faisait danser sa lumière. Le roi, la tête au ciel, en resta bouche ouverte. Il pensa :« Ce doit être un ange caché sous des plumes d’oiseau. Pour chanter aussi bien, comme il doit être beau ! » Il le chercha parmi les branches, mais il ne put l’apercevoir. Le chant, dans l’ombre, s’éteignit. Le roi s’en revint au palais, le cœur battant, l’œil ébloui. Il convoqua ses conseillers.

    - Messieurs, dit-il, grande nouvelle. Au-delà du parc est un lieu où chante un prodige d’oiseau. Il est assurément royal et d’une beauté sans pareille. Trouvez-le vite, je l’attends.

    On battit les buissons, les herbes, on grimpa aux arbres, on fouilla, on attendit, assis par terre. Le chant s’éveilla dans la nuit. Il était proche. On le cerna, et l’on bondit sur la bestiole. Un rossignol. Un roi, cela ? Il était couleur feuille morte, il tenait au creux de la main. On l’enveloppa dans un linge, on le porta, vite, au palais. Le roi dînait. Il prit l’oiseau, l’examina et fit la moue.

    - C’est une erreur, il est quelconque, dit-il enfin. Allons, mes gens, une musique aussi parfaite ne peut sortir d’un tel gosier. Je veux en avoir le cœur net. Chante, petit.

    L’oiseau se tut.

    - Renvoyez-le à ses feuillages. Assurément ce n’est pas lui que j’ai entendu tout à l’heure.

    Il s’en revint le lendemain et tous les matins de sa vie guetter la voix miraculeuse. Il s’en émut, il s’en emplit. Il appela en pure perte celui qu’il imaginait beau parce que son chant touchait son âme. Lui vint une mélancolie qu’on estima inguérissable. Il en ignorait la raison. Il ne savait pas que les êtres qui sèment parfois sur nos têtes quelques graines de paradis sont des oiselets démunis, et qu’au regard des rois du monde qui ne veulent voir de beauté qu’à la mode de leurs palais, les anges sont peut-être laids.

     

    Henri Gougaud, Le livre des chemins)

     

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  • C’était aux temps lointains. Cet homme et cette femme un beau jour se marient. Un an passe. Bonheur parfait. Deux ans s’écoulent. Orages, éclats. Trois ans s’achèvent. C’est la guerre. Un matin la femme se lève et s’en va. L’homme la poursuit.
    - Femme, reviens ! Que veux-tu ? Me faire enrager ? Il gèle, tu vas t’enrhumer !
    Sa compagne, les coudes aux flancs, allonge encore l’enjambée. L’homme s’essouffle et perd courage. Il s’arrête, lève le front, appelle à l’aide le soleil.
    - Si tu aimes vraiment ta femme, lui dit le père de la vie, cesse d’attiser vos disputes.
    - Sur ma vie j’en fais le serment.
    - C’est bien, dit le soleil. Je m’occupe du reste.
    Il s’en va, rejoint la fuyarde. Il fait éclore des myrtilles devant elle, sur le sentier. Il y en a soudain des milliers sur les buissons émoustillés, mais la femme poursuit sa route, l’œil fixe, les sourcils froissés. « Elle est vraiment très en colère », pense le soleil, étonné. Au bord de ses pieds furibonds il met au monde des framboises. Elle en écrase quelques unes, renifle mais va son chemin. Le soleil déploie devant elle un tapis de fraises des bois. La femme hésite, puis fait halte, s’accroupit, hume leur parfum. Le bonheur lui revient au cœur. Elle se surprend même à penser : « Quand mon époux (que Dieu le garde !) goûtera ces merveilles-là, s’il les mange dans ma main creuse il en lèchera mes dix doigts. »
    Elle voit soudain sur elle une ombre. Elle lève le front. C’est son homme. Tous deux font récolte de tout, tant de délices que de paix.
    Les premières fraises du monde vinrent ainsi dans nos contrées.
    (Henri Gougaud, L’Almanach)

     

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  • La tache

     

    Autrefois vécut un guerrier qui se trouva cinq ans durant pris de passion pour une femme. Elle était subtile, sensible, fraîche et belle comme un printemps, sauf qu'elle avait dans son œil droit un point blanc, une tache infime aussi menue qu'un grain de sel. L'homme, d'abord, ne la vit pas. Le temps passa. Hélas, tout passe. Son cœur brûlant se refroidit. Il fronça, un jour, les sourcils.

    - Femme, dit-il, viens au soleil, que je voie de près ta figure. Tu as une tache dans l'œil. Depuis quand est-elle apparue?

    Elle répondit, la tête basse :

    -Depuis que tu ne m'aimes plus

    (Extrait de son livre « L’amour foudre »)

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  • La souris et le vent

     

    C’était un désert silencieux, paisible, un désert sans faute, un désert sans rien, sans le moindre brin de buisson mortel, un désert. Il n'était que sable, il n'était que ciel. Et dans ce désert, avec la lumière, le sable, le ciel, il y avait le vent, et une souris.

    Il y avait l'amour. L'amour est partout, surtout au désert où rien ne l'entrave, ni piège, ni mur. L'amour avait fait son nid infini dans le cœur du vent et de la souris. Au bord de son trou sans cesse elle disait :

    -Vent, je veux te voir !

    -M'aimes-tu, souris?

    -Tu m'emplis le cœur, la tête, le corps, mais tu vas, tu passes, tu n'es jamais là.

    -Viens, que je caresse ton ventre, ton dos, ton menu museau !

    -Oh, oui, je te sens, oh, tes mains, ton souffle ! Oh, tes yeux, dis-moi, comment sont tes yeux, de quelle couleur? Ta bouche, ton front? Te voir, vent, te voir! Comment t'aimer bien sans jamais te voir ?

    Un heureux matin (lumière tranquille, dunes alanguies) le vent répondit :

    -Par amour pour toi je vais t'apparaître avec mes vraies mains, avec ma vraie bouche, ma poitrine nue, mes cheveux défaits, et tu me verras tel que Dieu m'a fait. Attends, je reviens.

    Plus un souffle d'air. Silence, soleil, paix, sieste du sable. La souris, béate, attendit le vent.

    Soudain du lointain vint un sifflement, une nuée grise envahit la dune, un tourbillon fou vint au bord du trou, un géant poudreux se mit à hurler :

     

    - Souris, me vois-tu ? Ma mère m'a dit que j'étais superbe. Regarde-moi donc ! Dis, suis-je assez beau ? Souris, mon aimée, réponds, où es-tu ? C'est moi maintenant qui ne te vois plus ! Tu sais, je peux être encore plus fort, encore plus grand, plus vivant encore! Souris, je t'en prie, dis-moi quelque chose, je te sens déçue. Dis-moi que tu m'aimes encore et toujours !

    Elle n'entendait pas. Elle entendait trop. Elle s'était enfouie dans son trou profond. Elle tremblait de froid, gémissait d'effroi. Tempête, ouragan, vertige, bourrasque, l'amour est ainsi quand il vient tout nu. Elle ne savait pas.

    CONTES  d'Henri Gougaud (La souris et le vent)


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  • La soupe de pâtes

     

    Sur la fin de sa vie rabbi Élimélekh ne mangeait presque plus. Il n'avait goût à rien. Il fallait que son fils, rabbi Éléazar, le supplie chaque jour pour que le vieux mourant accepte de goûter, du bout des lèvres, aux mets que l'on s'ingéniait à cuisiner pour lui.

    - Allons, père, courage, encore une bouchée pour l'amour de la vie !

    - Mon fils, je n'ai pas faim, ce potage est amer, il agace mes dents.

    - Que voudrais-tu, dis-moi? Parle. Des sucreries? Un gâteau de blé tendre ? Une tisane au miel?

    - Un jour, dit le vieillard (et son regard brilla), comme j'allais à Gdansk avec rabbi Zouzya, dans une pauvre auberge à l'écart du chemin nous avons dégusté une soupe de pâtes à pleurer de bonheur. C'est cette soupe-là que j'aimerais goûter, elle seule, rien d'autre. Hélas, il est trop tard, je me sens trépasser !

    Il mourut, en effet, dans les bras de son fils.

    Rabbi Éléazar, après l'enterrement, prit son sac et s'en fut sur les pas de son père. L'amour seul le poussait, le désir innocent de découvrir ce lieu où son vieux bien-aimé avait un jour dîné avec rabbi Zouzya, cette auberge aux murs blancs sur la route de Gdansk. Il l'aperçut au soir d'une journée de marche, humble, paisible, seule à l'ombre d'un ormeau. Il y fut accueilli par une grosse rousse aux manches retroussées, aux yeux contents de tout. Il y prit logement, puis s'assit près du feu dans la salle commune. La femme demanda :

    - Avez-vous vraiment faim ?

    Elle sourit, hésitante, inquiète aussi peut-être.

    - Mon mari depuis hier est au marché de Gdansk. Il y vend des fagots. Il m'a promis du blé, des légumes, du schnaps et quelques friandises, pour peu que les bourgeois lui achètent son bois. Je l'espère. J'attends. Ce soir, pauvre de moi, je n'ai presque plus rien. Je ne peux vous offrir qu'une soupe de pâtes.

    - Il ne m'en faut pas plus, répondit le rabbi.

    La femme, rassurée, s'en fut à ses fourneaux.

    À peine avait-il fait sa prière du soir qu'il la vit revenir, portant devant sa face abondamment rieuse une soupière ornée d'une louche de bois. Il se servit, goûta. Seigneur, quelle merveille ! Il vida l'écuelle. Il en redemanda.

     

    - Qu'as-tu bien pu fourrer dans cette soupe-là pour lui donner ce goût aussi divin que simple ? demanda-t-il enfin.

    -  Ma parole, monsieur, je n'ai rien mis du tout !

    Et comme Éléazar, les babines mouillées, s'étonnait grandement, elle lui fit ce récit :

     

    -Un jour me sont venus deux hommes, deux rabbis, deux serviteurs de Dieu, cela se devinait à leurs yeux enfantins. Ils étaient tant recrus de fatigue et de vent qu'ils ne pouvaient plus mettre un orteil devant l'autre. J'étais comme aujourd'hui, plus pauvre que l'hiver. Alors je leur ai fait une soupe de pâtes en priant notre Dieu de lui donner du goût. Je lui ai dit : « Seigneur, je n'ai rien, Tu peux tout. Vois ces deux-là qui T'aiment. Ils sont si fatigués ! Sois miséricordieux. Dans ton jardin parfait choisis quelques épices et fais que ce dîner ravigote leurs corps. » Ils en ont avalé quatre ou cinq écuelles, puis l'un des deux m'a dit : « Ta soupe est parfumée d'herbes du paradis ! » C'était sans doute vrai. Que vous dirais-je d'autre ? Aujourd'hui, par hasard, je me suis souvenue, et j'ai prié pour vous. Voilà. Vous savez tout de mes petits secrets.

     

    Elle rit d'un air d'excuse et s'en fut trottinant à ses travaux du soir.

     

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  • Le pacte

     

    On raconte qu'un jour un saint ermite s'en fut prier dans une clairière proche de sa demeure. Il s'assit au pied d'un arbre et dans son âme silencieuse invita les feuillages, les chants d'oiseaux, l'odeur de l'herbe, les caresses du vent, la chaude saveur de midi. C'était ainsi qu'il s'abandonnait à l'amitié du Créateur. Or, comme il s'alanguissait dans sa béatitude, la voix d’en-haut soudain le réveilla. Elle était sombre mais légère, et tranquillement amusée.

    Tu aimes que l'on t'aime, dit-elle, je le sais. C'est un vice mineur, n'en faisons pas un drame. Mais si je disais aux gens comme parfois tu les oublies et te complais en distractions futiles, crois-tu qu'ils t'estimeraient encore assez pour venir tous les jours te nourrir de légumes et te baiser dévotement les doigts ?

    L'ermite entendit ces paroles. Il s'émut, puis plongeant à nouveau dans la beauté du monde :

    Seigneur, il est bien vrai que je suis imparfait. Mais si je disais aux vivants l'étendue de ton amour et la démesure de ta miséricorde, ne seraient-ils pas à jamais rassurés, et craindraient-ils encore de s'éloigner de Toi?

    Vint un silence long. Dieu répondit enfin :

    Certes, tu as raison. Ne leur dis rien, ami. Je me tairai aussi.

    (Extrait de son livre « L’amour foudre »)

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  • Les gazelles et la fourmi

     

    On dit que le roi Salomon, un jour qu'il était fatigué de ses palais et de ses femmes, s'en fut méditer au désert. Or, comme il cheminait à longs pas dans le sable, au bout de sa sandale il vit une fourmi qui marchait, le front bas, têtue comme au labour, refusant l'abri des cailloux, la halte au frais des herbes rares. Salomon, la voyant si brave et obstinée, se pencha sur elle. Il lui dit :

    • Petite bête, où vas-tu donc avec une hâte aussi droite?

    Elle répondit :

    • Grand roi, ne me retarde pas. Je cours où mon âme m'appelle, à

    la poursuite des gazelles.

    Salomon haussa les sourcils.

    - Amie, dit-il, l'œil amusé, je connais ces sœurs du désert. Elles sont si vives, si légères qu'elles semblent jouer avec Dieu. En vérité, que sais-tu d'elles? En as-tu déjà rencontré sur tes minuscules chemins ?

    - Hélas non, répondit l'insecte, mais j'ai vu leurs ombres passer. Leur miraculeuse beauté m'a pris l'âme, le cœur, les sens. Je ne peux plus vivre sans elles.

    Le roi des rois s'agenouilla, la prit sur le bout de son doigt.

    - Tu rêves, lui dit-il. Tu voudrais les rejoindre? Elles franchissent d'un saut la dune que tu escalades en cent jours ! Qu'espères-tu? À les poursuivre, tu dégringoleras bientôt dans une empreinte de leur course et le vent t'enfouira dedans. Abandonne tes illusions. Retourne auprès de tes pareilles que tu n'aurais pas dû quitter !

    - Je sais que la raison t'inspire, ô roi des rois, dit la fourmi. Mon pas est court, ma vie n’est qu’un jour de la tienne, mon ciel n’est pas plus haut qu’un brin d’herbes naissant. Je ne suis rien, j’aspire à la grâce parfaite. J’avoue que c’est une folie. Mais qu’importe à mon cœur aimant ? Le désir me tient, il me pousse, il ne me laisse aucun repos. Je me soumets à ce qu’il veut, et la mort ne me sera rien si elle me prend sur mon chemin, à la poursuite des gazelles.

    (Extrait du livre "L'amour foudre)

     

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  • Les contes

    « L'idée que les contes sont faits pour les enfants est fausse. Elle vient d'une dérive très occidentale et moderne. Dans beaucoup de sociétés, quand on commence à raconter des contes sérieux, les enfants vont se coucher... Mon hypothèse est que les contes constituent la littérature des illettrés. Ce sont des histoires qui ont circulé dans le peuple, qui ne savait ni lire ni écrire, et qui remontent peut-être aux temps où l'écriture n'existait même pas. Ces histoires ont été sans doute en grande partie véhiculées par les femmes. Car les illettrés des illettrés, les négligeables des négligeables, c'étaient évidemment les femmes. Les contes ont donc été considérés comme la littérature des ignorants et, à partir du moment où la société s'est civilisée, et où l'école est apparue, devenant même obligatoire, et où tout le monde a appris à lire et à écrire, les ignorants parmi les ignorants sont devenus les petits enfants. Il y a donc eu une sorte de glissement et de confusion entre littérature des pauvres et littérature pour enfants. Or, c'est faux pour ce qu'on appelle les

    « sociétés primitives », et dans une grande partie du monde occidentale. »

    « Il faut observer comment les contes s'y sont pris pour se faufiler à travers le temps, comment ils se sont servis du mépris dont ils étaient l'objet pour se donner des forces, pour passer quand même, comment ils nous disent que l'importance d'une parole ne se mesure pas au bruit qu'elle fait : les contes ne sont jamais passés au journal de vingt heures ! Aujourd'hui, on pense que l'importance d'une parole se mesure au bruit qu'elle fait, au fait que dix millions, cinquante millions, cent millions de personnes l'entendent. On peut dire une ineptie entendue par cinq cents millions de personnes, ça n'en reste pas moins une ineptie. Le conte, lui, n'est jamais entendu par des millions de personnes, mais il a été entendu par cent millions de fois une personne. Dans le secret d'un lit, d'un coin de feu, d'une parole qui se faufile partout, comme la vie... »

    « Vous savez, Bouddha n'a pas arrêté de dire des contes, et pas à des enfants. Et le Christ ! Et je ne parle   pas   d'Homère   ni   des   auteurs   du Màhâbhârata ! Toutes les traditions spirituelles, les soufis, les moines zen racontent des contes, et ce ne sont pas des histoires tout justes bonnes à endormir les petits. Mais je suis persuadé que si le conte a survécu, c'est justement grâce au mépris dont il a été 'victime. Parce que ainsi, on ne s'en est pas préoccupé, on n'a pas essayé de le manipuler pour en faire du pouvoir, on l'a laissé vivre. Le conte n'était pas récupérable par les lettrés, qui n'allaient pas s'abaisser à tenter de démontrer qu'une citrouille ne peut pas se transformer en carrosse. Ainsi, les contes se sont faufilés à travers les siècles parce qu'on ne s'en occupait pas.

    Le conte n’est pas de chair et ne peut donc ni pourrir ni se défaire. C’est une immense leçon de vie : Soyons comme les contes, ils ne nous enseignent pas seulement par ce qu’ils disent, mais par la manière dont ils vivent. Regardez-les vivre et prenez modèle. Pour moi, c’est une telle leçon de vie que j’ai pris les contes comme maîtres. Ils m’ont dit : « sois fluide ! Ne te fixe pas ! Ne t’accroche à aucune opinion ! Ni à aucune personne ! Mais sois perpétuellement aimant. »

    (Henri Gougaud)

    (Extrait du livre  « Donner du sens à sa vie » sous la direction de Marc de Smedt et de Patrice Van Eersel)

     

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  • La fourmi amoureuse

     

    Le roi Salomon, cheminant un jour par les sentiers du désert, rencontra une fourmilière. Toutes les fourmis aussitôt vinrent à lui pour saluer l'empreinte de ses pas. Une seule ne se soucia pas de sa présence. Elle resta devant son trou, occupée à un labeur apparemment infini. Salomon l'aperçut à l'écart de ses compagnes. Il se pencha sur son corps  minuscule et lui dit :

    — Que fais-tu donc, bête menue ? La fourmi lui répondit, sans se laisser autrement distraire de son travail

    — Vois, roi des rois, un grain après l'autre je déplace ce tas de sable.

    — Ô fourmi généreuse, lui dit Salomon, n'est-ce point là un labeur exagéré pour tes faibles forces ? Ce tas de sable te dépasse de si haut que tes yeux ne sauraient en voir la cime. Aurais-tu la longévité de Mathusalem et la patience de Job, tu ne pourrais espérer l'effacer de ta route.

    — Ô grand roi, lui répondit la fourmi, c'est pour l'amour de ma bien-aimée que je travaille ainsi. Cet obstacle me sépare d'elle. Rien ne pourra donc me distraire de son effacement. Et si à cette œuvre j'use toutes mes forces, au moins je mourrai dans l'étrange et bienheureuse folie de l'espérance.

    Ainsi parla la fourmi amoureuse. Ainsi le roi Salomon découvrit, sur le sentier du désert, le feu de l'amour véritable.

     

    EXTRAITS DU LIVRE D’HENRI GOUGAUD

    « L’arbre d’amour et de sagesse »

     

    (Ici ce termine les contes extraits de ce très beau livre d’Henri Gougaud que je vous conseil  de lire, vivement)

     

     

     


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