• Les arbres

    " De tous nos ancêtres, les arbres sont les plus sacrés, les plus étonnants et les plus méconnus. Sais-tu qu'ils nous fournissent 80 % de nos médicaments ? De l'if, par exemple, nous vient le taxol, l'un des meilleurs anticancéreux connus. Les arbres sont des centaines à nous soigner. Et pas que nous. Nombre d'animaux forestiers, les fourmis rouges, les singes surtout, connaissent les feuillages guérisseurs et, dit Francis Hallé, botaniste et biologiste : " Quand un arbre tombe sous les tropiques, vous voyez arriver tous les chamans de la région venus cueillir les feuilles des hauteurs inaccessibles depuis le sol ". Pense simplement à la chlorophylle. Tu lui dois l'air que tu respires. Ne te contente pas de respecter les arbres. Ils sont nos vrais pères, penses-y. "

    (Henri Gougaud, L'almanach)

    Fond Saint Denis (20)

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    Le village

     

    " Il était une fois un village où les gens se disputaient sans cesse. L'un disait bonjour, l'autre lui répondait que le jour n'était pas aussi bon qu'il le prétendait, un troisième rétorquait que le ciel était bleu, et donc que l'on pouvait parler sans erreur de " jour bon ". Là-dessus le premier soucieux de n'être pas en reste, estimait qu'il pleuvrait avant le soir tombé, un quatrième braillait, par la culotte de Dieu, que ces supputations météorologiques lui cassaient les oreilles, le forgeron venait brandir sa masse d'arme et les femmes entonnaient leurs chorales acariâtres. Bref, ces gens n'étaient d'accord sur rien, sauf sur le fait d'être sur tout en désaccord.

    Or un soir, comme passait un ange sous l'orme de la place, un vieux dit calmement :

    - Nous manquons de sagesse.

    Autour de lui on se racla la gorge, et chacun convint que la raison n'habitait certes pas chez le voisin d'en face. Pour la première fois on se prit à réfléchir. Le vieux profita de cette marée basse pour avancer une idée qui le tarabustait depuis que sa femme lui avait cassé le nez d'un coup de poêle à frire.

    - Mes amis, dit-il, je connais bien Venise.

    On bâilla.

    - Et alors ?

    - C'est une ville sainte. La sagesse y pousse aussi dru que le chiendent chez nous. Allons en acheter. Nous la cultiverons, et nous vivrons en paix.

    Les hommes convinrent qu'en effet quelques graines d'esprit ne seraient pas de trop dans leur jardin public. Ils décidèrent donc, puisque dans cette ville on trouvait à profusion de cette denrée rare, d'y faire leur marché. Ils désignèrent trois d'entre eux parmi les plus sobres. On leur donna cinquante écus, un sac à provisions, une barque, et dès l'aube du lendemain ils hissèrent la voile.

    A peine débarqués à Venise, tout farauds, ils coururent après les gens.

    - Hé, monsieur, ho, madame, auriez-vous s'il vous plaît de la sagesse à vendre ?

    On les crut fous, on haussa les épaules. Tout le jour, bravement, ils arpentèrent les rues et les places en quête de ce bien précieux qu'ils étaient venus chercher. Au soir, comme ils interrogeaient une servante sourde dans la taverne où ils avaient pris logement, un élégant malandrin vint s'asseoir à leur table.

    - De l'esprit ? leur dit-il. J'en vends. De la sagesse ? Il m'en reste un coffret. Allons, vous me plaisez. Je peux vous le céder pour cinquante écus d'or. C'est donné.

    Les autres lui tendirent leur bourse. L'escroc s'en fut dans l'arrière-cuisine, attrapa une souris, la fourra dans une boîte en fer, revint et dit aux trois compères :

    - Ne soulevez pas ce couvercle avant d'être chez vous. La sagesse est dedans. Son parfum est capiteux mais fragile. Craignez qu'il ne s'évente. Bon retour sur vos terres, heureux hommes !

    Les trois godelureaux s'en allèrent, chacun voulant porter leur trésor sous son bras, se disputant déjà l'honneur d'être celui qui poserait la boîte à l'ombre de l'orme, dans un silence ému, devant le village assemblé.

    Le lendemain ils reprirent la mer. Or, comme ils naviguaient :

    - Puisque cette sagesse doit être partagée, dit l'un, j'ai envie d'en flairer l'odeur, en guise de hors-d’œuvre.

    - Bonne idée. Moi, aussi, répondis le deuxième.

    Le troisième dit :

    - J'entends gratter dedans.

    La boîte à peine ouverte la souris bondit dehors et bientôt disparut dans le fond du navire. Les hommes lui coururent après. Ce fut en vain. Ils débarquèrent dans le village en fête penauds comme des pénitents. Ils avouèrent tout.

    - La sagesse ? On aurait dit un rat. Elle nous a échappé. Elle s'est cachée quelque part dans la cale.

    On gronda autour d'eux. On leva les bâtons. Alors le vieux ouvrit les bras et dit :

    - La sagesse, messieurs, est là, dans ce bateau. C'est le point essentiel. Tirons-le donc au sec. Qu'on monte la garde autour de lui afin qu'elle n'en sorte pas, et nous irons tous les dimanches dans ce temple nouveau nous imprégner de son parfum. Ainsi nous deviendrons des gens estimés de Dieu.

    Ils firent ainsi. Et de ce jour, chacun redoutant fort l’œil pointu du voisin, ils prétendirent tous avoir le nez sensible et ne parlèrent plus, sereins comme des papes, que de beautés profondes. "

    (Henri Gougaud, L'arbre d'amour et de sagesse)

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  • Le petit moineau

     

    Il était une fois un moineau minuscule, inquiet de tout, aimant et vif. Sais-tu ce qu'il faisait quand le ciel se couvrait, quand il tonnait, là-haut ? Il se couchait, le bec en l'air, et tendait ses pattes menues, dans l'air lourd, de toutes ses forces. Un renard qui fouinait, un jour, parmi les arbres, le vit ainsi. Il demanda :

    - Que fais-tu là, petite bête ?

    L'oiseau lui répondit :

    - Je protège la terre. Elle porte tant d'êtres vivants ! Si le ciel tombait, rends-toi compte, il écraserait tout ici. Il faut bien que je le soutienne.

    Le renard s'étonna, partit d'un rire énorme, s'essuya les yeux, dit enfin :

    - Moineau, les as-tu vues, tes pattes ? Deux fétus tremblants, maigrelets. Et c'est avec ces brins de paille que tu veux soutenir le ciel ?

    - A chacun ses soucis, ses rêves, ses amours, répondit l'oiseau. A chacun son ciel ici-bas. Je garde ma peur à distance. Va ton chemin, frère renard. Comment pourrais-tu comprendre ? "

    (Henri Gougaud, L'almanach)

    Château Dubuc (17)

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  • Le village sans nom

     

    Il était une fois un village qui n'avait pas de nom. Personne ne l'avait jamais présenté au monde. Personne n'avait jamais prononcé la parole par laquelle une somme de maisons, un écheveau de ruelles, d'empreintes, de souvenirs sont désignés à l'affection des gens et à la bienveillance de Dieu. On ne l'appelait même pas " Le village sans nom ", car ainsi nommé, il se serait aussitôt vêtu de mélancolie, de secret, de mystère, d'habitants crépusculaires, et il aurait pris place dans l'entendement des hommes. Il aurait eu un nom. Or, rien ne le distinguait des autres, et pourtant il n'était en rien leur parent, car seul il était dépourvu de ce mot sans lequel il n'est pas de halte sûre. Les femmes qui l'habitaient n'avaient pas d'enfants. Personne ne savait pourquoi. Pourtant nul n'avait jamais songé à aller vivre ailleurs, car c'était vraiment un bel endroit que ce village. Rien n'y manquait, et la lumière y était belle.

     

    Or il advint qu'un jour une jeune femme de cette assemblée de cases s'en fut en chantant par la brousse voisine. Personne avant elle n'avait eu l'idée de laisser aller ainsi les musiques de son cœur. Comme elle ramassait du bois et cueillait des fruits, elle entendit soudain un oiseau répondre à son chant dans le feuillage. Elle leva la tête, étonnée, contente.

    - Oiseau, s'écria-t-elle, comme ta voix est heureuse et bienfaisante ! Dis-moi ton nom, que nous le chantions ensemble !

    L'oiseau voleta de branche en branche parmi les feuilles bruissantes, se percha à portée de main et répondit :

    - Mon nom, femme ? Qu'en feras-tu quand nous aurons chanté ?

    - Je le dirai à ceux de mon village.

    - Quel est le nom de ton village ?

    - Il n'en a pas, murmura-t-elle, baissant le front.

    - Alors devine le mien ! Lui dit l'oiseau dans un éclat moqueur.

    Il battit des ailes et s'en fut. La jeune femme, piquée au cœur, ramassa vivement un caillou et le lança à l'envolé. Elle ne voulait que l'effrayer. Elle le tua. Il tomba dans l'herbe, saignant du bec, eut un sursaut misérable et ne bougea plus. La jeune femme se pencha sur lui, poussa un petit cri désolé, le prit dans sa main et le ramena au village.

    Au seuil de sa case, les yeux mouillés de larmes, elle le montra à son mari. L'homme fronça les sourcils, se renfrogna et dit :

    - Tu as tué un laro. Un oiseau-marabout. C'est grave.

    Les voisins s'assemblèrent autour d'eux, penchèrent leurs fronts soucieux sur la main ouverte où gisait la bestiole.

    - C'est en effet un laro, dirent-ils. Cet oiseau est sacré. Le tuer porte malheur.

    - Que puis-je faire, homme, que puis-je faire ? gémit la femme, tournant partout la tête, baisant le corps sans vie, essayant de le réchauffer contre ses lèvres tremblantes.

    - Allons vois le chef du village, dit son mari.

    Ils y furent, femme, époux et voisins Quand la femme eut conté son aventure, le chef du village, catastrophé, dit à tous :

    - Faisons-lui de belles funérailles pour apaiser son âme. Nous ne pouvons rien d'autre.

    Trois jours et trois nuits, on battit le tam-tam et l'on dansa autour de l'oiseau-marabout. Puis on le pria de ne point garder rancune du mal qu'on lui avait fait, et on l'ensevelit.

    Six semaines plus tard, la femme qui avait la première chanté dans la brousse et tué le laro se sentit un enfant dans le ventre Jamais auparavant un semblable évènement n'était survenu au village. Dès qu'elle l'eut annoncé, toute rieuse, sous l'arbre au vaste feuillage qui ombrageait la place, on voulut fêter l'épouse féconde et l'honorer comme une porteuse de miracle. Tous, empressés à la satisfaire, lui demandèrent ce qu'elle désirait. Elle répondit :

    - L'oiseau-marabout est maintenant enterré chez nous. Je l'ai tué parce que notre village n'avait pas de nom. Que ce lieu où nous vivons soit donc appelé Laro, en mémoire du mort. C'est là tout ce que je veux.

    - Bien parlé, dit le chef du village

    On fit des galettes odorantes, on but jusqu'à tomber dans la poussière et l'on dansa jusqu'à faire trembler le ciel

    La femme mit au monde un fils. Alors toutes les épouses du village se trouvèrent enceintes. Les ruelles et la brousse alentour s'emplirent bientôt de cris d'enfants. Et aux voyageurs fourbus qui vinrent (alors que nul n'était jamais venu) et qui demandèrent quel était ce village hospitalier où le chemin du jour les avait conduits, on répondit fièrement :

    - C'est celui de Laro.

    A ceux qui voulurent savoir pourquoi il était ainsi nommé, on conta cette histoire. Et à ceux qui restèrent incrédules et exigèrent la vérité, on prit coutume de dire :

    - D'abord fut le chant d'une femme.

    Le chant provoqua la question.

    La question fit surgir la mort.

    La mort fit germer la vie.

    La vie mit au monde le nom. "

    (Henri Gougaud, Contes d'Afrique)

     

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  • Su Tung-Po et Fo Ying

     

    Su Tung-Po était un poète, Fo Ying était un maître zen, et tous deux étaient bons amis. Ils avaient leur maison au bord du même fleuve, Fo Ying sur une rive et Su Tung-Po en face, sur la rive opposée.

    Un matin, Su Tung-Po rend visite à Fo Ying, mais Fo Ying est absent. Son ami griffonne ces mots sur une feuille de papier qu'il glisse sous la porte close : "Su Tung Po, poète accompli que rien ne saurait émouvoir, même le plus grand vent du monde, est venu te voir ce matin."

    Fo Ying, au soir, rentre chez lui. Il trouve, il lit, part d'un grand rire. Il ajoute au bas de la feuille : " Ce que tu viens d'écrire là ne vaut pas un pet de lapin. " Il fait porter à son ami la lettre et son bref commentaire. Su Tung-Po le lit. Il se vexe, met sa barque à l'eau, traverse le fleuve, entre chez Fo Ying. Il rugit :

    - Comment oses-tu affirmer que la prose de Su Tung-Po ne vaut pas un pet de lapin ?

    - Comment croire, répond Fo Ying, que l'humble pet d'une bestiole ait suffi à pousser Su Tung-Po jusqu'ici, lui que rien ne peut émouvoir, même le plus grand vent du monde ? "

    (Henri Gougaud, Petits contes de sagesse pour temps turbulents)

     

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  • L’aveugle

     

    Cet homme-là chantait si bien que le temps oubliait sa route et s'asseyait pour l'écouter. Il intimidait les oiseaux. Il donnait presque vie à Dieu. Or, il était aveugle. Et comme ces êtres, parfois, qui ne peuvent voir dehors, il voyait le dedans des choses. C'était, du moins, ce qu'on disait.

    Il était tant aimé des gens qu'un jour le roi voulut l'entendre. Il l'invita dans son jardin. Mais entre le seuil et le chêne où son fauteuil était posé, pour éprouver sa clairvoyance il fit creuser par ses valets un trou que l'on dissimula sous un innocent tapis rouge. L'aveugle entra, à l'heure dite. Il fit trois pas, il s'arrêta juste avant la fosse cachée et chanta, debout, ces paroles :

    Homme d'or dans l'ombre du chêne

    Pourquoi ce rouge sur ce noir ?

    Que crains-tu, bonté souveraine,

    De celui qui ne sait pas voir ?

    La voix qui sortit de sa bouche était si pure, si touchante que le roi, béat, ébloui, se dressa et s'en vint à l'homme pour le serrer contre son coeur. Il en oublia le trou noir. Il plongea cul par-dessus tête, battit l'air, revint au soleil, riant de sa franche sottise, tandis que l'aveugle chantait :

    Tu vois le monde, il te regarde

    Tu entends le chant, il t'entend

    Aux portes du cœur, point de gardes

    Si tu tends un piège, il t'attend !

    (Henri Gougaud, Le livre des chemins)

     

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  • Le Sioux

     

    Un ethnologue new-yorkais reçoit un jour à Manhattan un de ses vieux amis sioux. Et comme à grand-peine ils cheminent dans la cohue des gens, des voitures hurlantes, des gyrophares policiers, bref, dans l'ordinaire boucan d'une avenue crépusculaire, le Sioux s'arrête soudain, au coin d'une rue, tend l'oreille et dit :

    - Tiens, j'entends un grillon.

    Son ami s'étonne.

    - Un grillon ? Laisse tomber, mon vieux, tu rêves. Entendre un grillon, à New York, dans ce vacarme ?

    - Attends, dit l'autre.

    Il va droit à l'angle d'un mur. Dans une fente de béton poussent des touffes d'herbe grise. Il se penche, puis s'en revient. Au creux de sa main, un grillon.

    - Alors ça, bafouille l'ami, abasourdi, c'est incroyable. Une ouïe fine à ce point-là, c'est un truc sorcier, ou quoi ?

    - Pas du tout, répond le Sioux. Chacun entend ce qui l'habite et ce qui importe à sa vie. Facile à démontrer. Regarde.

    Il sort quelques sous de sa poche et les jette sur le trottoir. Tintements brefs, légers, fugaces. Dans la bousculade autour d'eux, tandis que les voitures, au feu du carrefour, klaxonnent, démarrent, rugissent, dix, quinze têtes se retournent et cherchent de l’œil, un instant.

    - Voilà, c'est tout, dit le Sioux. "

    (Henri Gougaud, Petits contes de sagesse pour temps turbulents)

    http://www.henrigougaud

     

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  • Le rêve

     

    " Il ventait dehors. Sous la lampe frêle devant Confucius étaient sept disciples assis sur des nattes. Chacun se taisait.

    - Mon rêve, mes fils, dit enfin le maître, c'est de voir un jour le vaste océan.

    - Pourquoi l'océan, demanda, surpris, le premier disciple.
    Confucius, songeur, fit un geste vague.

    - Il est ici-bas le commencement et la fin de tout.

    - Je peux vous y mener, lui dit, les yeux brillants, le deuxième disciple.

    - Toi, pauvre enfant ? Allons ! Tu ne sais même pas sous quel soleil il est !

    - Je le sais, moi, j'y suis allé, chantonne, rieur, le troisième.

    - Retrouverais-tu le chemin, pauvre étourdi ? J'en doute fort.

    - Moi, dit le quatrième, je crois que je pourrais. J'y suis allé deux fois.

    - Et moi trois fois, dit le cinquième. Je connais aussi bien l'aller que le retour.

    - Certes, dit Confucius, mais sais-tu seulement quel bord de l'océan j'aimerais contempler ?

    - Maître, dit le sixième, je sais tout de ses plages et tout de ses rochers.

    - Voyez, dit le septième, à nous sept nous pouvons exaucer votre vœu.
    Confucius soupira, puis il hocha la tête.

    - Sans doute, mes enfants, dit-il. Mais une fois là-bas, face au vaste océan, que restera-t-il de mon rêve ? "

    (Henri Gougaud, L'almanach)

     

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  • Le langage de l’eau

     

    " Un matin (nous étions au bord de la rivière), El Chura………… m'a pris par le bras et m'a soufflé à l'oreille :

    - Aujourd'hui tu vas apprendre son langage. Elle a des choses à te dire.

    - Comment apprendre le langage de l'eau, Chura ?

    - Plonge ton visage dedans et écoute.

    - Mais, Chura, je vais m'étouffer.

    - Cesse de te raconter des histoires. Fais ce que je te dis.

    Il a tourné les talons, et il est parti. Il n'était pas loin de midi. J'ai hésité à m'agenouiller là, sur la berge de la rivière. Quelqu'un pouvait à tout instant venir. Je craignais de passer pour un jobard si j'étais surpris à plonger ma tête dans le courant, le cul en l'air, comme un flamand rose. J'ai décidé de grimper dans la montagne, où je connaissais un petit lac.

    D'un moment, sur le rivage, une sorte de timidité sacrée m'a retenu. Je craignais de faire du bruit. J'étais seul dans le silence de la montagne. Je devais accomplir un rite, et je me sentais maladroit. J'ai regardé l'herbe. Elle m'a dit : " Va, ce n'est pas grave, c'est un jeu." Je me suis accroupi, j'ai pris un grand coup d'air, j'ai enfoncé ma tête dans l'eau, lentement, et j'ai osé ouvrir les yeux. Le soleil, au fond, caressait le sable, et le sable scintillait. Des millions d'étoiles, au gré de la houle, naissaient, s'éteignaient, renaissaient ailleurs. Comme je contemplais cela, je me suis soudain senti prodigieusement vaste, sans questions, sans espoir, sans peur aucune, tranquille comme un dieu veillant sur l'univers. L'eau faisait à mes oreilles une rumeur d'océan. J'ai eu un instant la sensation que des mains amoureuses palpaient ma figure, mon cou, mon crâne. J'ai relevé la tête. J'ai retrouvé l'air du jour, le soleil. J'ai vu mon reflet tourmenté par la pluie de gouttelettes qui retombaient à l'eau. Je n'étais plus qu'un petit homme, presque rien. Je me suis frotté les yeux. La montagne, le ciel, l'herbe m'ont paru tout proches, complices, attentifs. J'ai plongé à nouveau et j'ai plongé encore jusqu'à m'enivrer de cette découverte : au-dedans j'étais un dieu, au dehors, j'étais un nain. Au-dedans j'étais en paix, au-dehors j'étais en doute. Je suis redescendu vers le village. El Chura m'attendait devant ma cabane. Je lui ai raconté ce qui s'était passé. Il m'a dit : - L'eau est une porte. Le vent, la pluie, la nuit, la neige, les pierres sont aussi des portes. Par n'importe laquelle de ces portes tu peux entrer dans la paix."

    (Henri Gougaud, Les sept plumes de l'aigle)

    http://www.henrigougaud.info

     

    Cascades de l'Alma (20)

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